Marc o' Maroc 2024

ImageDe la promenade du dimanche au rallye raid, en passant par ton tour du monde à  toi que tu as fait, c'est ici: Organise, rameute, raconte!
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Qohen
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Marc o' Maroc 2024

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Compte-rendu de mon voyage au Maroc en février. Pour résumer ces trois semaines en quelques mots : ça partait mal, mais ça s'est bien mieux poursuivi et terminé. Une fois passé l'orage et l'Atlas — que ce soient les routes, les paysages, les gens, les rencontres — quelle claque. Je n'ai rien vécu de fou, mais je pense pouvoir dire que j'ai été gâté. Peut-être bien mon plus beau voyage, malgré tout. Et il est sûr que j'y retournerai :love

Les choses à ne pas refaire :
- Emporter le Routard ET le Michelin
- Emporter 3 fois trop de sous-vêtements
- Emporter le Desert Fox

Les premiers jours ne sont pas terribles. Après, ça s'améliore, donc le ton parfois un peu amer du début disparaîtra. Cela étant, le contexte a fait que je ne suis pas parti l'esprit serein. Ledit contexte est décrit ci-dessous, mais c'est vraiment très, très, très optionnel. Juste ma pomme qui rumine pour faire sens de ce bordel que devient doucement ma vie :oops: :lol:

Jour 1 | TANGER MED À CHEFCHAOUEN
Jours 2 et 3 | CHEFCHAOUEN À AZROU
Jour 4 | AZROU À TINGHIR
Jour 5 | TINGHIR À SKOURA
Jour 6 | SKOURA À M'HAMID
Jours 7, 8 et 9 | M'HAMID
Jour 10 | M'HAMID À SIDI IFNI
Jour 11 | SIDI IFNI, LEGZIRA
Jour 12 | SIDI IFNI À TALIOUINE
Jour 13 | TALIOUINE À AÏT BENHADDOU
Jour 14 | AÏT BENHADDOU À IMILCHIL
Jour 15 | IMILCHIL À MERZOUGA
Jour 16 | AUTOUR DE MERZOUGA
Jour 17 | MERZANE À TAOUNATE
Jour 18 | TAOUNATE À AL OUED
Jour 19 | AL OUED À ASSILAH
Jour 20 | ASSILAH
Jour 21 | ASSILAH À TANGER MED

Contexte :

      Il n'est pas simple d'accepter d'écrire des choses sans grand intérêt. De raconter un voyage qui n'est ni le plus long, ni le plus difficile, ni le plus exotique. Qui n'est pas davantage le plus spectaculaire, le plus transformateur ou le plus « inspirant ». Il ne m'est rien arrivé de fou. Je n'ai pas eu, en dépit d'un petit espoir secret, une révélation sur le sens de ma vie.
      Il n'y a pas de progression morale au fil de ce voyage. Pas de révélation. Pas de retournement dramatique. Pas de suspens. Je suis parti avec un petit espoir d'en apprendre plus sur moi, et je doute sincèrement d'y être parvenu ; « parvenu » n'est pas le bon terme. Je voulais simplement me jeter dans un nouvel environnement culturel et humain, et peut-être que quelque chose percuterait chez moi. J'avais en tête de rester longtemps sur place, de méditer, d'écrire ; cela non plus n'est pas advenu. L'occasion ne s'est pas présentée, je ne l'ai pas créée, je n'avais simplement pas l'état d'esprit. Je suis reparti sans encombres, sans regrets, sans déception — et sans réponse.
      En un mot, ce n'est pas l'un de ces voyages Instagram ou YouTube, ce n'est pas une « expérience » narrativement bien délimitée entre une situation initiale (« j'étais en galère », « je ne savais pas quoi faire de ma vie », etc.) et une résolution « inspirante » et rassurante (« j'ai su que c'est ce que je voulais faire de ma vie », « j'ai rencontré la personne qui a changé ma vie », etc.) Navré. Juste un voyage enrichissant qui vient s'ajouter à la somme de ce que mon existence traverse et me laisse, finalement, plus perplexe et songeur quant à mon avenir.

      Je suis néanmoins parti, comme mentionné plus tôt, avec quelques attentes modestes. Et encore. Même vouloir partir s'est avéré peu à peu difficile. Quelques mots sur ma situation initiale.
      Début novembre, j'ai quitté mon travail. Je travaillais dans l'e-commerce, dans un open space. Un job sécurisant au sein d'une équipe agréable, pas pénible mais devenu peu intéressant et peu gratifiant. Après dix ans de boîte dont cinq ans de ce régime et deux ou trois de maturation, j'ai pris la décision de partir. Pour faire quoi ? C'est bien là le problème.
      Pendant les six derniers mois à mon poste, j'ai fait un bilan de compétence, chez une coach elle-même compétente, et j'avais pris la formule la plus complète grâce à un CPF bien garni. Ce que j'en tire est mitigé. J'ai tout un tas de résultats de tests qui montrent avec une grande précision à quel point je peux faire plein de choses différentes, sans qu'aucune vraie tendance ne se dessine. Je le savais déjà, bien que de façon plus floue. J'apprends aussi que mes deux plus fortes priorités sont 1) faire quelque chose d'intellectuellement stimulant et 2) faire quelque chose qui ait du sens. J'ai un peu l'impression qu'aujourd'hui, en Occident, ces deux aspects s'excluent mutuellement. Enfin, quoiqu'il en soit, je ne suis pas plus avancé au sortir de ce bilan.
      Un mois plus tard, je quitte aussi mon logement. La région ne m'intéressait pas et je caressais l'idée de ne plus résider dans ce pays qui coule peu à peu. Et puis, passer l'hiver qui arrive, seul dans mon appartement, sans travail, sans vie sociale concrète, c'est hors de question. L'hiver me plombe terriblement l'humeur, je ne peux me permettre de m'exposer ainsi à sombrer dans une léthargie morale et intellectuelle. Je décide de passer du temps chez ma mère, à Portimão, sur la côte sud du Portugal.

      Quand la décision de quitter mon travail et mon logement n'était encore qu'une rêverie informe, j'imaginais chevaucher ma moto jusqu'en Mongolie. À la suite de mes lectures et visionnages, j'éprouvais un fort désir de traverser le Moyen-Orient, de découvrir l'Iran dont j'avais entendu tant de bien, de parcourir la Pamir Highway, de fouler les immenses plaines kazakhes et mongoles. Mais deux obstacles se dressaient devant ce projet, avant même que j'y réfléchisse sérieusement : d'une part, le coût ; d'autre part, j'avais accepté de tout quitter début novembre, donc au début de la pire période pour parcourir le Moyen-Orient et l'Asie Mineure. Laquelle des deux raisons est la vraie et l'autre une excuse, et si les deux ne sont que des prétextes pour masquer mon manque de volonté, de courage ou d'implication — je ne sais pas.
      Depuis le Portugal, j'avais en revanche accès au Maroc, qui était dans le tiroir des voyages à faire mais non encore préparés ni prévus. J'avais une vague idée des pistes dans l'Atlas (l'aventure par le prisme du marketing moto), et à défaut de découvrir la culture arabo-musulmane (à grands traits) au Moyen-Orient, je pouvais le faire au Maroc. Je me suis motivé à préparer ce voyage, sans trop vouloir admettre que cette destination était un pis-aller de mon « grand » voyage jusqu'en Mongolie, dont je parlais régulièrement depuis un an ou deux à qui voulait bien l'entendre.
      Au fur et à mesure que la date de mon départ pour le Portugal approchait, mes préparatifs pour le Maroc commencèrent rapidement à prendre un tour un peu amer. Pour être honnête, j'ai déjà oublié une partie des complications, et je ne vais pas les inventer pour accentuer l'effet dramatique. Ce voyage me semblait vraiment entravé par ma mauvaise fortune. Il faut dire que pour une nature pessimiste et particulièrement angoissée par la précarité financière, j'étais assez poreux aux contrariétés, symptômes de mon vif sentiment d'insécurité. Je reconnaissais que je surréagissais à des contretemps minimes, mais c'était plus fort que moi. Bref. Des pneus qui arrivent en retard et qu'aucun atelier ne veut monter, une pluie qui n'en finit pas, des ratés de communication avec ma copine et le sentiment de devoir aménager mentalement et logistiquement une parenthèse à deux dans un voyage qui était censé être radicalement solo… Mon grand départ a donc commencé par une semaine chez la famille, à repousser le départ jour après jour. Puis je partis enfin, soulagé par le soleil mais quand même un peu maussade.
      
      Je crois que c'était d'abord une question de météo qui m'a retenu au Portugal. De mémoire, il faisait très froid au Maroc, surtout en montagne. J'avais fui l'hiver en France, ce n'était pas pour le retrouver en Afrique. J'ai donc interverti mes plans et commencé par ce que j'avais compté faire au printemps, à mon retour : la traduction d'un de mes romans de science-fiction préférés. J'y ai passé des semaines intenses et studieuses, puis quand j'eus fini, les doutes quant à mon avenir revinrent à la charge. Je n'apprendrai rien à quiconque a déjà traversé une telle période. On se ronge d'angoisse et de culpabilité, on se maudit d'être incapable de savoir quoi faire ; et encore, j'étais parti depuis moins de trois mois et je ne touchais pas mon chômage dûment cotisé. Dans la continuité des ratages de cette période, ma traduction s'est avérée inutile en elle-même (l'éditeur finalisait la sienne, quel timing !) et ne m'a ouvert aucune porte professionnelle. Après plusieurs jours à ruminer cette vacuité existentielle volontaire et d'autres contretemps relatifs au voyage, après avoir sérieusement remis en question ma décision de partir au vu de cette humeur dont je ne parvenais pas à me défaire, et après avoir néanmoins écouté mon entourage proche qui m'encourageait à partir, j'ai finalement « accepté » de décamper, rien que pour ne pas finir par me sentir comme un boulet qui squatte encore chez sa mère. Trop laxiste ? Trop sévère ? Je ne sais pas. Je ne sais plus grand-chose.
      Je sais qu'avec le recul, tout cela semble assez puéril. Et dans les faits, c'est le cas. Certains perdent un proche, subissent un accident, se font voler leur véhicule, et que sais-je. Leur voyage est compromis, écourté ou foutu. J'ai déjà la chance de pouvoir voyager (enfin, j'ai mis de l'argent de côté et quitté mon job pour ça). Mais je me connais. Cet inconfort pessimiste pouvait absolument me gâcher le voyage, et l'idée de partir en tirant la gueule ne faisait qu'ajouter à mon auto-agacement et à mon dépit. Spirale.
      Finalement, après avoir avalé la pilule d'un passage à l'atelier de six-cents euros, je suis parti sous le soleil avec une vague liste de lieux à voir, le Routard et le Michelin dans la sacoche de réservoir et sans attentes précises pour la route. Peut-être que j'allais passer un mois dans le désert pour méditer (naïf), que j'allais écrire cet essai pour lequel j'avais passé des dizaines d'heures à prendre des notes de lecture avant mon départ de France, ou plus simplement, que j'allais rencontrer une idée, une opportunité ou une personne et que mon avenir prendrait une direction, n'importe laquelle, au lieu de persister dans un sur-place stérile et désespérant.
      Bien sûr, rien de tout cela n'est arrivé.
Modifié en dernier par Qohen le 17 avr. 2024, 12:12, modifié 14 fois.

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Jour 1 | TANGER MED À CHEFCHAOUEN

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       Je quitte Algeciras au petit matin — je veux dire par là que j'entre dans le port. Celui-ci est pratiquement désert. Aucun contrôle des papiers. Il y a peu de véhicules sur l'aire d'attente, et je suis visiblement la seule moto. Je suis d'humeur blanche. Je suis là, et pas là. J'attends sans impatience. Je suis lancé, mais sans vraiment être dans le voyage. C'est encore un sentiment d'« obligation » qui m'anime ; de quoi aurais-je l'air si je renonce à ce voyage dont j'ai abondamment parlé à ma famille, ma copine, mes anciens collègues ?… Les blocs de béton séparant les aires tracent des lignes impassibles qui pointent vers la mer. Le port est quasiment immobile : seul un bâtiment mouille à proximité, mais ce n'est pas le ferry que nous attendons.
       Il ne se passe pas un quart d'heure avant qu'un vieil homme déambule entre les camping-cars avec l'air de connaître les lieux mais pas leurs visiteurs (mais c'est peut-être mon interprétation a posteriori). Il vient m'aborder d'un air penaud, moi, seul à ne pas être isolé dans un habitacle. Mohammed, d'Assilah. Il me demande où est-ce que j'ai prévu d'aller, ah c'est bien là-bas, et tu voyages tout seul, tu verras les Marocains sont un peuple tellement gentil. Puis il me dit qu'il est bloqué ici à Algeciras. Il y a deux jours, il s'est fait braquer sur le bord de la route, ici en Espagne, avec sa femme et sa fille. Deux hommes à moto, ils l'ont menacé au couteau, l'ont un peu cogné (il me montre un mouchoir séché de sang), et ont tout pris, la voiture, les bijoux de sa femme, le portefeuille. Sous son bras, quelques documents sous plastique, un passeport, deux pochettes à ticket imprimées Balearia. Il a les tickets pour sa femme et lui, mais il lui manque cinquante euros pour celui de sa fille, pour rentrer au Maroc. Putain, même ici, en Espagne. J'ai un peu de peine.
       Quelques Français s'approchent pour demander une direction sur une carte Michelin dépassée, on papote un peu. Mohammed glisse un résumé de sa situation. Les autres replient la carte et s'en retournent à leurs véhicules, me laissant avec mon nouvel ami. Tu vois, me dit-il, chacun donnerait dix euros… C'est pas beaucoup, pour eux. Après vingt minutes, j'ai quelques doutes mais je finis par lui donner ses cinquante euros depuis ma monnaie pour le change. Il me remercie à profusion, il m'embrasse, me demande mon adresse email afin de m'écrire et que si je passe par Assilah, il m'hébergera quelques nuits, qu'Allah te bénisse. Je me dis que si c'est vrai, ça changera sa vie, et si c'est du pipeau, ce n'est jamais que cinquante euros. Il s'en va prestement acheter le troisième billet. Évidemment, je n'ai jamais eu de nouvelles. C'était mon premier contact avec le Maroc.

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       À la descente du ferry, je suis quand même légèrement fébrile. J'ai un peu voyagé auparavant, mais c'est la première fois que je pose le pied et les roues en Afrique. La police est partout et le passage en douane plus sévère que dans les Balkans. Je coopère humblement. Quand on me demande mes papiers, mon esprit alerte dégaine les copies soigneusement plastifiées. Deux minutes plus tard, la jolie employée des douanes me demande les vrais papiers. Oups. Les copies des papiers : une première précaution qui, dans mon cas, s'avérera tout à fait inutile. Assez rapidement on me libère, et c'est avec un peu de compassion que je quitte la douane en longeant des véhicules de tourisme complètement vidés sur le parking, sous l'œil sévère des douaniers.
       Un peu plus loin, c'est la zone de check-in dans l'autre sens, et j'aperçois des bureaux de change — parfait. Comme il fait déjà chaud, j'en profite pour changer de gants ; exit les gants de route, j'enfile les gants urbains aérés et fourre les autres dans la petite besace sous le support de sacoche, à l'opposé du pot d'échappement. Un mec qui vend des cartes SIM me fait signe. Je vais faire changer ma monnaie tout en écoutant son offre. Orange, vingt gigaoctets, deux-cent-cinquante dirhams. Mon GPS TomTom ne couvrant que l'Europe, je vais devoir naviguer par Maps et Osmand, donc il me faut des gigaoctets. OK, va pour vingt gigaoctets. Et puis c'est pratique, je m'économise un passage en boutique Maroc Télécom à Tétouan.
Essayant de paraître à l'aise, je plaisante un peu, je souris, mais le mec est sérieux. D'un geste expert, il retire ma carte SIM, insère la nouvelle, configure le tout, me laisse vérifier que j'ai bien Internet. Parfait, tip top. De retour vers la moto, un couple de Français m'interroge sur la transaction. Ils n'ont pas l'air convaincus par mon rapport et décident d'aller en boutique. Ils sont plus malins que moi, qui n'ai rien vu du tour de passe-passe de mon fournisseur. Car dans quelques jours, en recevant un SMS de prévention de la part d'Orange, je comprendrai que c'est deux gigaoctets que j'avais achetés, pas vingt. Le mec avait dû montrer « 20 » devant et prendre une carte « 2 » au dos du paquet. Je me suis de nouveau fait avoir, dans la même journée. Je suppose qu'il ne me faut pas qu'un seul baptême du Maroc.

       Content d'être débarrassé de ces formalités, je prends la route de Chefchaouen d'après les panneaux de direction. Je quitte Tanger Med par la N16 qui serpente dans les reliefs juste sous l'enclave espagnole Ceuta, en direction de Tétouan. J'aperçois mes premiers panneaux en arabe. Je prends rapidement de la hauteur et le paysage est déjà remarquable, avec ces pentes rocheuses et abruptes. Je découvre la façon de rouler locale : les chèvres au bord de la route, les raccords en travaux non signalés, les véhicules arrêtés n'importe où. Quand j'ai un instant de répit, je lance Maps. J'avais repéré une petite route pour rejoindre Chefchaouen en évitant les grands axes. Arrivé au col, Maps m'envoie sur une petite route (qui n'est pas la route en question) bloquée par la gendarmerie. Bien. Je continue donc vers Tétouan, puis… je bifurquerai, pas grave. Arrivé à Tétouan, j'en profite pour acheter de la crème solaire. Malgré mes efforts et Google Traduction, impossible de me faire comprendre de la pharmacienne. Je finis par m'emparer du tube moi-même. Peut-être que les Marocains ne parlent plus du tout français ? Je suis un peu confus. Enfin.
       En revenant à la moto, je m'aperçois que la besace n'est pas fermée. Celle où j'avais rangé mes gants de route. C'est un ratage supplémentaire. Sans surprise, ils n'y sont plus. Je peste, je me maudis, j'insulte le Ciel. J'en ai marre d'être aussi con — car ce n'est pas la première fois que j'oublie de fermer cette besace. J'ai été bêtement distrait à la descente du ferry. Il en faut visiblement peu pour saturer mon microprocesseur… Soûlé, je reprends la route. Mais je rumine, je rumine… et au centre de Tétouan, je fais demi-tour pour reparcourir la N16 jusqu'à Tanger Med.
       Je m'insulte non seulement d'avoir perdu les gants, mais aussi de me pourrir ce début de voyage. Et je crains sincèrement de subir des conneries comme ça chaque jour jusqu'à mon retour.
       Les yeux plus souvent sur le bas-côté d'en face que sur ma voie de circulation, je reviens bredouille à Tanger Med. Je demande à retourner sur l'aire de check-in en espérant qu'ils soient sur le parking, mais rien. Une paire de Rev'It! Cayenne Pro à cent-soixante balles, et mes gants préférés. Après avoir perdu deux heures, je reprends la route de Chefchaouen, qui m'emmène cette fois-ci à l'opposé de la première. Car la route que j'avais repérée est au sud de Tanger Med, pas au nord. Mais je rumine toujours… et un kilomètre plus loin, je refais demi-tour, je refais le tour du giratoire à la sortie du port, et j'envisage de refaire la N16 du bon côté, avant de finalement laisser tomber et de foutre le camp pour de bon.
       Essayant de mettre cette déconvenue de côté, je traverse un Maroc vert et ensoleillé au fil d'une route fluide et peu fréquentée. Des arbres, des sapins, des montagnes au loin ; tout cela est encore très familier.

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       Le jour étant déjà bien avancé, je décide de remettre la visite de la médina de Chefchaouen au lendemain et de filer droit à mon hébergement. À cet effet, je consulte mon guide Michelin. Au prix que je l'ai payé, j'entends bien l'exploiter à fond. Tandis que je me fais cette réflexion, je me commente à moi-même que je n'arrive pas à m'extirper de ces questions financières. Parmi les bonnes adresses, je sélectionne l'auberge Dardara et reprends la route. Le soleil décline lentement vers les reliefs qui encerclent les prés. Je récapitule piteusement cette première journée — au moins, ces regrettables distractions auront dilué et atténué la nouveauté qui m'entoure. Encore que… le Maroc du nord est finalement peu exotique.

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       L'auberge se situe à une vingtaine de minutes au sud de Chefchaouen. Le gravier croustille sous mes pneus, ce qui fait lever la tête aux quatre personnes attablées devant l'auberge, en train de jouer aux cartes. À part un van aménagé néerlandais parqué au bout de l'allée, un peu plus loin, l'endroit est désert. Je demande si c'est bien l'auberge et s'il y a des chambres — question rhétorique au vu de l'inactivité ambiante. Le réceptionniste me mène aussitôt à la réception puis à ma chambre, située dans une maisonnette de l'autre côté du réseau de terrasses et d'allées en pierre, loin de la route. J'observe que je suis en effet seul dans tout l'établissement ; par conséquent, m'informe le réceptionniste tandis qu'il allume le chauffe-eau, le hammam n'est pas ouvert. Par contre le restaurant oui. Je décide d'y aller progressivement pour mon premier jour et m'autorise donc le confort de manger sur place.
       La terrasse, vide, luit sous les ampoules tandis qu'une fraîcheur vespérale descend sur la région. Les chats locaux commencent à quémander sitôt mon tajine servi. Les déconvenues molles de cette journée oubliable ne parviennent pas à gâcher le plaisir de découvrir la cuisine locale. Dans un silence reposant, je déguste ledit tajine, puis le fromage fait à partir du lait des chèvres du coin ; un régal. Les olives redéfinissent le goût que je connaissais jusqu'à présent.
       Au moment de faire le bilan du jour, j'arrive à mettre de côté les déceptions, mais mon humeur reste imprégnée d'une équanimité lasse, nourrie du sentiment stupide mais grégaire que la poisse me poursuit, où que j'aille. Je me couche avec l'espoir, que j'ose à peine formuler, que le lendemain se passe mieux. Un peu plus tard, j'apprendrai que c'est ce qu'on appelle « l'espoir marocain ».

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Modifié en dernier par Qohen le 23 mars 2024, 08:41, modifié 3 fois.

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Jour 2 | CHEFCHAOUEN À AZROU

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       Dans le restaurant toujours aussi vide, un petit-déjeuner copieux m'attend. Le premier d'une longue série ; on est loin du petit café ponctué d'un croissant sec habituellement servi dans des établissements européens aussi chers, voire plus. Je dévore avec plaisir et appétit jusqu'à satiété. Ça devrait me tenir jusqu'au soir ; en effet, sur la route, je ne déjeune jamais. Je m'assure un petit-déjeuner consistant pour tenir la journée. Pourquoi ? Pour éviter la terrible digestion soporifique de milieu de journée et par flemme d'interrompre le roulage. Le jus est pressé à partir des oranges du jardin — cela aussi deviendra une constante. J'ai envie de tout manger mais impossible de finir. Repu et de meilleure humeur que la veille, j'enfourche la meule pour me rendre à Chefchaouen.
       Je ne cache pas qu'avec la piètre réputation que les ressortissants arabes subissent chez nous bien malgré eux, à cause des problèmes permanents causés par les échecs urbains de nos banlieues d'immigration, j'oscille constamment entre maintenir ma garde et m'immerger sans le moindre a priori. Fort heureusement, en jouant un peu une aisance que je n'avais pas encore et en faisant l'expérience d'une meilleure qualité de personnes que les deux escrocs qui m'ont accueilli dans le pays, je ne tarde pas à me détendre et à évoluer avec bonhommie sur ce territoire que je ne connais pas encore.
       Avec ses rues propres et colorées, précédées d'une avenue grandiose, absurdement longue et piquée de lampadaires stylisés, Chefchaouen incarne une introduction en douceur au Maroc : exotique mais pas trop dépaysante. Je ne conseille en revanche pas de s'y rendre en haute saison (je ne le recommande jamais). En février et sous un ciel gris, le fourmillement touristique est très modéré. Personne ne m'a alpagué sur le chemin du parking, et à peine deux mecs dans les rues de la médina : un guide (vrai ou faux ?) et un vendeur de kif.
       La quasi-absence de touristes me permet de profiter de ruelles pratiquement vides ; ruelles désignées calle ou callejon en espagnol, voire rue en français. Un passant me salue même d'un « Bom dia ! » catalan et le style espagnol est décelable à de nombreux détails sur les façades. Je me perds nonchalamment au fil des maisons barbouillées de bleu. Mais ce n'est que le second jour et mon manque d'aisance touristique me fait prendre mes photos un peu à la va-vite (et puis, me dis-je, des photos de Chefchaouen il y en a plein Internet). Bêtement, je range mon appareil après chaque cliché, comme si le risque qu'on me l'arrache des mains était bien présent. Je me délecte des couleurs, mais je sais qu'avec tout son charme, Chefchaouen n'est pas exactement le Maroc que je suis venu chercher ; ce qu'on pourrait appeler pompeusement le « vrai » Maroc, celui qui déborde des cartes postales. En dépit du calme, je ne suis que trop conscient qu'ici, c'est le touriste qui est l'attraction principale, et à la fin de ma visite je suis content de me soustraire à la scrutation des multiples rabatteurs — sages, mais alertes.

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       En poursuivant ma route, j'aperçois depuis la N4 le barrage de Sidi Chahed. Lorsque je vois un panneau indiquant la route qui y mène, je me dis pourquoi pas, et je quitte la nationale. Curieusement, dans cette région entre Moulay Idriss et Fès, la verdure laisse place à des collines douces d'un beige passé. Comme un petit désert loin au nord du vrai grand désert. La route ne tarde pas à devenir une piste roulante et je me réjouis d'exploiter si tôt mes Scorpion Rally. Attention quand même aux cassures et nids de poule qui sont légion au Maroc et presque jamais signalés. Je m'enfonce dans ces reliefs poncés et rate la route du barrage — sans importance, puisque leur accès est très souvent strictement interdit. Je me laisser guider, à l'aventure, et traverse des villages enclavés, ce qui est surprenant si près d'une nationale et d'une grande ville comme Fès. Les gamins me font des signes de la main avec joie, et je me sens accueilli au Maroc. Je salue tout le monde, grands et petits, et tout le monde me rend mon salut. Je roule au pas pour ne pas exciter les animaux et par respect pour les habitants. Clairement, aucun touriste ne passe par ici, si près d'un grand axe qui longe cette région. Au sommet, la route serpente, lascive, entre les collines douces qui déclinent toute une palette de beige et sable. Me voilà déjà isolé, sans habitation à perte de vue.

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       En préparant (un peu) mon voyage, j'avais élu Fès pour m'accorder une seule et unique immersion dans une grande ville. Le guide Michelin et le Routard plaçaient Fès clairement au-dessus des autres métropoles pour son histoire, sa richesse culturelle, son atmosphère. J'envisageais de me plonger dans un bain de foule — de me perdre dans le dédale de la médina, ouvert à toutes les expériences, à tous les stimuli des sens, comme m'y avait invité mon ancien voisin, originaire et habitué du Maroc.
       J'avais aussi une raison plus pragmatique de m'attarder à Fès : comme un refrain dans ma nouvelle vie (alors que c'est simplement la météo hivernale), l'orage approche. Deux jours au moins d'orage, de vent et de pluie. Je prévoyais donc de m'abriter dans un endroit agréable, d'abriter la moto aussi, et pour combattre la pesante lassitude de ces vexations, de passer le temps à explorer les ruelles, à lire un peu, à écrire le début de mon voyage. Doit-on être surpris ? Rien de cela n'est arrivé.
       Je sais que j'ai l'air de me plaindre à l'excès — et je me fatiguais de cela à chaque fois, sans pour autant m'empêcher de grincer des dents à chaque petite emmerde. Comme je l'ai dit, cette situation — sciemment choisie et que je ne regrette pas — m'est particulièrement inconfortable. Je ne surfe pas sur ma liberté comme j'avais pu l'imaginer. Non, je ne profite pas avec aisance et insouciance de ce temps qui m'appartient. Je ne travaille pas à devenir écrivain en occupant une chambre dans une pension au charme discret, plantée au bord de l'océan, pétrie de vagues réminiscences d'un XIXe siècle littéraire à la Virginia Woolf, ou plus proche de nous, façon Océan mer d'Alessandro Baricco. Malgré moi, je me sens vivre en sursis avec un compte à rebours au-dessus de la tête et j'éprouve chaque contretemps, aussi futile soit-il, comme un fast forward vers une échéance inconnue mais nécessairement négative.

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       Sur AirBnb, j'avais trouvé un chouette riad dans la médina de Fès. Je contacte l'hôte pour demander s'il est possible de rentrer la moto à l'intérieur. Car en vue satellite, la rue a l'air excessivement étroite. Je ne savais pas encore, ni ne me doutais, que l'accès de la médina aux véhicules motorisés est en fait interdit. Mon hôte me confirme que oui, ça passe. Je précise bien qu'il s'agit d'une moto et non d'une 125, qu'elle est chargée, c'est un modèle Transalp 700 et elle est visible sur ma photo de profil. Oui, oui, pas d'inquiétude, ça passe. Formidable !
       L'idée de passer trois nuits confortables au cœur de la culture impériale me réjouit et m'aide à traverser l'infernale circulation de Fès. En roulant dans les Balkans, et surtout en frôlant Athènes et Naples, j'avais eu une bonne introduction à la circulation urbaine anarchique (et encore, ce n'est pas l'Inde !) J'ai donc pu gérer ici les obstacles soudains, alerte mais jamais pris de court, comme concentré sur une partie de Mario Kart. Par contre, il faisait chaud sous l'équipement.
       L'entrée de la médina fut trompeusement facile, et rapidement Google Maps commença à avoir du mal à naviguer au fur et à mesure que les rues devinrent des ruelles. Soudain, un escalier se déploie devant moi. Des rampes adoucissent les marches pour permettre aux brouettes, carrioles et scooters de circuler. Encore confiant, je m'engage. Arrivé en bas, je m'arrête sur une petite placette (au bout de la rue Sidi Mohammed Belhaj, place Akibat Sbaa), le museau de Shelly pointé sur mes options actuelles : deux minuscules ruelles peu engageantes. Je crois qu'il est temps de regarder le GPS de près et de contacter mon hôte pour des directions précises…
       Une amie de mon hôte vient me chercher. Je la suis dans l'une des deux ruelles. Je réalise peu à peu que la ruelle est vraiment étroite. On arrive devant la porte, et c'est la stupeur. Il s'agit d'une porte simple, à travers laquelle la moto ne passe pas (même sans les sacoches pleines !) En plus de cela, il y a deux marches raides à gravir, totalisant un bon cinquante centimètres. À supposer que je les grimpe, avec les pieds dans le vide, quid de la descente ? Mais peu importe, puisque de toute façon la ruelle est si étroite que je ne peux absolument pas prendre le virage pour m'aligner avec la porte. Hauteur, poids, gabarit, rien ne va. Malgré toute la bonne volonté de ma guide, c'est simplement impossible. Dépité, je déclare aussitôt que je vais chercher un autre logement, et demande la direction de la sortie, priant pour ne pas avoir à faire un demi-tour et à remonter l'escalier menant à la placette (ce qui, en réalité, aurait plus simple et rapide). Je pousse la moto où elle n'empêche pas le passage et suis ma guide à pieds. Je dois continuer par là, tourner à gauche ici, OK. Nous retournons à la moto. Il va quand même falloir effectuer un demi-tour… J'avance en poussette jusqu'à un autre riad dont l'entrée, ouverte, est un peu en retrait de la ruelle, et effectue un demi-tour en quatre temps. Une fois la moto alignée pour pouvoir repartir en braquant à fond, je démarre (envoyant inconsciemment mes gaz dans l'entrée du riad), salue ma guide et repars précautionneusement.

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La rue(lle) du riad...

       Mais il me reste à finir de traverser la médina. Si les premières dizaines de mètres sont plutôt larges, la suite l'est beaucoup moins. Par chance, concentré sur ma sortie et sur la sécurité des piétons, je n'ai pas le loisir de réfléchir à ma galère et de m'abandonner à l'angoisse. Avec le recul, j'ai réalisé que la claustrophobie n'était pas loin. Chaque ruelle se révélant plus étroite que la précédente, je commence à craindre de devoir m'arrêter, décharger entièrement la moto et trouver trois ou quatre bonshommes pour la porter jusqu'à la sortie. Je navigue au point de patinage, avec une vingtaine de centimètres de marge de chaque côté. Les piétons me dépassent sur les pavés qui soulignent les murs comme des plinthes. Je passe quelques chicanes où le pneu avant, fourche à la butée, passe tout juste en frottant le flanc contre les pavés. Quelques âmes compatissantes m'indiquent la suite du chemin de la sortie et font signe aux passants de s'écarter. Je les remercie distraitement, tout à ma galère. Pendant ce temps, il fait 26° et je sue dans l'équipement. Pas le temps de flipper, j'avance, j'avance. Enfin je distingue une ouverture dans une espèce de palissade en bois, et des gamins amusés qui font la foire autour de Shelly. Je prends garde de ne surtout pas les accrocher, je négocie en travers l'ouverture à peine large comme une porte domestique et je sors enfin de ce labyrinthe oppressant. Je passe la seconde et décampe sans demander mon reste.
       Trois ou quatre rues plus loin, je me gare sur un trottoir pour souffler un peu. J'en ai un peu marre. De faux guides recommencent à m'emmerder, comme à mon arrivée en ville, et je n'ai plus trop de patience. J'allume une clope pour redescendre et je cherche un autre logement, l'esprit ailleurs, en me demandant si tout le voyage sera aussi pénible. Évidemment, je renonce à rester à Fès. Les grandes villes, vraiment, je ne peux pas. Décision bête et hâtive ? Sans doute, en partie. Mais je n'ai pas le sentiment d'avoir raté quoi que ce soit. Les monuments ne m'intéressent guère. Il est quasiment dix-sept heures, je vais en profiter pour avancer sur l'étape de demain. Je peux encore me faire une heure et demie de route.
       Mais avant, il faut sortir de Fès. Comme la médina se trouve au nord et que la suite de ma route est au sud, je dois traverser toute la Ville Nouvelle à l'heure de pointe. Je renfile mon équipement et m'arme de patience pour traverser les nombreux feux dans le flot d'une circulation lente et quasi congestionnée, puis les avenues de banlieue (un peu) plus rapides mais pointillées de carrefours giratoires où la sélection de la voie de circulation n'a pas le moindre sens. Je me dégage enfin de cet enfer et bombarde plein sud, en direction d'Azrou.

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       Grévé par la perte sèche de mon paiement pour le séjour avorté à Fès (je ne comptais pas trop sur un remboursement après une annulation si tardive), j'ai pris une chambre pas chère dans un camping pour y passer l'orage. Bête erreur.
       Je me trouve déjà sur les longues pentes de l'Atlas, donc il fait froid. Je traverse Ifrane, la station de sports d'hiver avec ses maisons européennes aux toits en pente. Inattendu ! Les rues sont peu fréquentées mais sales. Les forêts environnantes abritent, paraît-il, une grande population de singes, mais je n'aurai pas l'occasion de les apercevoir.

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       J'arrive au camping, situé à quelques kilomètres hors d'Azrou. La chambre était rudimentaire et non isolée, mais au moins j'avais une table basse pour cuisiner. Les sanitaires basiques, mais malgré les doutes du réceptionniste il y avait de l'eau tiède-chaude. Un Wi-Fi au débit abstrait et qui coupe toutes les vingt secondes. Le lit, par contre, était très dur — et j'allais y passer à peu près trente-six heures. La moto, quant à elle, n'a nulle part où s'abriter. Avant de me terrer pour de bon, je file à Azrou même pour acheter des pâtes et de l'eau. Le vent ininterrompu augure des réjouissances à venir très bientôt.
       Me voici donc emmitouflé, dans une grande chambre pas isolée, à cuisiner un peu de pâtes sur ma popote, avant d'aller me coucher sous un duvet qui me bouche le nez. La première nuit ne fut pas terrible et les réveils fréquents. L'orage battait son plein. La journée suivante fut particulièrement longue. Je n'avais rien à faire à part rester sur YouTube en essayant de ne pas trop consommer de données (quand je captais la 4G), ou lire un peu, assis sur un lit qui me cassait le cul et en me faisant des tisanes toutes les heures en espérant ne pas épuiser ma cartouche de butane. La pluie n'a pas discontinué, et il faisait jour comme en pleine nuit. J'ai vraiment hésité à repartir pour le Portugal en laissant tomber ce qui, à l'évidence, n'était pas un bon projet. Rien ne s'alignait et c'était comme ça depuis début novembre. Avec le recul j'ai un peu honte de mon comportement à ce moment-là. Certes, le voyage solo c'est aussi des moments de doute, mais… oui, j'avais vraiment envie de baisser les bras.

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Tu le sens mon gros doute ?

       Puis la deuxième nuit est passée, l'orage aussi, et j'ai quitté la vue déprimante d'Azrou et ses grandes maisons raides et austères plantées sur des terrains vagues, pour continuer vers Midelt au sud, sous un ciel encore hésitant mais assurément plus optimiste que depuis mon arrivée sur le sol marocain. Certes, je suis un peu à cran ces temps-ci, mais il serait vraiment trop con de rebrousser chemin, maintenant que je suis là. Et par-dessus tout, je ne veux pas regretter de ne pas m'être entêté.
Modifié en dernier par Qohen le 23 mars 2024, 09:23, modifié 2 fois.

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Re: Marc o' Maroc 2024

Message par darcphil34 »

Bonjour,
C’est un vrai bonheur de te lire qu'elle plume !!
Vivement la suite
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krieg
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Re: Marc o' Maroc 2024

Message par krieg »

Pareil! Étonné qu'il n'y ai pas plus de commentaires !

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Re: Marc o' Maroc 2024

Message par transWA »

Super récit !
Hâte de lire la suite ...

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Qohen
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Re: Marc o' Maroc 2024

Message par Qohen »

Content que ça vous plaise !

(Je vais rougir :mrgreen: )

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Jour 4 | AZROU À TINGHIR

Message par Qohen »

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       Le matin est gris et humide et froid. Le premier job, après avoir enfilé l’équipement par-dessus les couches que je n’ai pas retirées depuis trente-six heures, c’est d’éponger l’eau au fond des sacoches. Quelques coups de chiffons sur la selle, les commandes, les optiques. Je charge la meule avec des gestes fébriles ; j’ai juste envie de me barrer. La terre humide salit mes bottes. Il fait froid mais ça ira. Les promesses d’un ciel qui se dégage suffisent à me réchauffer un peu. Je fais le plein à la sortie de la ville et m'apprête à affronter un sale temps intermédiaire, à la vue du brouillard qui enveloppe la forêt de cèdres. Dans le matin humide, des travailleurs prennent racine aux abords de la station en attendant de se faire prendre en stop. Puis je m'engage sur la route qui monte à travers la forêt. Le brouillard a l’air de se lever. Si ce n'est que ça, me dis-je.
       Je laisse rapidement derrière moi les paysages familiers. Immédiatement après la forêt trempée et terreuse s'ouvre au-delà de ma bulle la grand' route. Lignes droites interminables déroulées pour traverser cet immense plateau balayé par le vent. Finalement, le froid commence à piquer. Je m'arrête quand même pour quelques photos, parce que ça y est, j'ai enfin l'impression de quitter les zones densément urbaines. Du plat à perte de vue, grisâtre, sec. Les nuages s'effilochent et laissent apparaître un ciel bleu — soulagement. Déjà un petit avant-goût de désert. Je trace et dévore le paysage des yeux. Mon point de chute est Midelt, où je devrais arriver en début d'après-midi.

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       J'encaisse le froid à mesure que je prends, peu à peu, de l'altitude. Au milieu des cèdres, des gouttes apparaissent sur ma visière, puis quand la calvitie de la montagne progresse, c'est la pluie qui revient pour de bon. Je commence à avoir quelques doutes sur l'amélioration de la météo. Les piquets rayés blanc et rouge font leur apparition, la circulation tombe à pratiquement zéro et la neige commence à remplacer le gris-beige autour de moi. Au passage d'un col quelconque, à environ mille-neuf-cents mètres d'altitude, je suis en effet ceint par la neige ; qui se trouve aussi un peu, fondue, sur ma route. Le ressenti est de zéro degré et en dépit des gants hiver j'ai les mains gelées. Je traverse prudemment la neige fondue et poursuis ma route en croisant les doigts (pas évident avec des gants hiver) pour que la descente côté sec arrive rapidement.

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       Plusieurs dizaines de kilomètres de lignes droites désertes plus tard, sous un soleil réjouissant et après des paysages revigorants, j'arrive à Midelt. Pause thé dans un café qui empeste la cigarette. Malgré le froid, je reste en terrasse, juste pour profiter du soleil. Et puis c'est reparti.

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       Je sais que le fameux cirque de Jaffar est tout proche, mais vu le calibre de la piste elle-même, et en particulier après le déluge de la veille, je ne réfléchis même pas à l'éventualité d'y descendre. Ce sera pour une prochaine fois. Pour l'instant, je veux atteindre le chaud.
       Je poursuis la N13 en direction d'Errachidia puis de Tinghir. La route s'étire jusqu'à l'horizon en longeant les crêtes et plis de l'Atlas. D'abord le Maroc vert, puis le Maroc des montagnes. Je cherche encore celui des publicités et des cartes postales. Mais tant mieux : ce sont de bonnes surprises. L'isolement se fait sentir — moi sur ma moto, les petits villages de montagne, les stations service esseulées où un pompiste buriné attend peut-être trois clients dans la journée. J'apprécie ces moments où l'on commence à ressentir l'épaisseur du temps qui passe au rythme du régime moteur et du vent qui souffle.

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       Après Kerrandou commencent les gorges du Ziz. Là encore, je profite d'être pratiquement seul sur la route. Je lève la tête pour embrasser d'un regard l'immensité de ces façades rocheuses dont la couleur me réchauffe le moral. Le lit du Ziz est pratiquement à sec. Les murs de roche tombent sur un tapis de cailloux. Après la pluie des deux dernier jours, et sachant qu'on est près des sommets enneigés, j'imagine déjà que plus au sud les cours d'eau doivent n'être plus que des repères abstraits.

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       La route serpente entre des décors criblés, râpeux et rougeâtres. Il n'y a pas cette espèce de polish des canyons américains — ici, la géologie semble plus brute, plus rêche. Les surplombs rocheux me toisent de leur altitude intimidante, et c'est avec une certaine dose d'humilité que je file jusqu'au barrage Al-Hassan Addakhil, où je vois de l'eau en quantité mais dont le niveau est de toute évidence anormalement bas. Plus tard j'apprendrai, en bavardant avec des locaux, que la sécheresse s'installe depuis une dizaine d'années au moins et que la peur qu'elle se poursuive est réelle. Au pied du lac de barrage, peu avant Errachidia (que je ne fais que frôler), j'arrive enfin au pied de l'Atlas. Me voici dans les grandes plaines pré-désertiques. Un immense espace qui s'étale plein sud ; et je suis enfin radicalement coupé de l'Europe par une mer et une chaîne de montagnes.

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(Cliquer pour taille originale)

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       Snob, je boude la trop connue et trop touristique Merzouga et bifurque vers l'ouest en direction de Tinghir. La N10 est un interminable ruban d'asphalte qui longe la chaîne de l'Atlas et offre une vue dégagée et spectaculaire sur ses reliefs. Le contraste entre le pré-désert, chaud et orange, et les sommets enneigés est une sucrerie visuelle. Le soleil tape ; presque indécemment après la rappel d'hiver que je me suis pris tout récemment. Un hôtel ou un café assoupi ponctuent ça et là une route indifférente qui trace bêtement à travers les cicatrices de la longue histoire géologique. J'ai l'impression d'avoir laissé un monde derrière moi. En dépit d'un tracé monotone, la route traverse des paysages toujours différents, et j'ai un peu envie de m'arrêter sans cesse pour prendre la photo de ma bécane pointée vers l'horizon infini. Sauf que je finirais par prendre des dizaines de ces photos, et toutes auraient une saveur particulière.

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       Je traverse l'oasis de Goulmima et les kasbahs commencent à être visibles régulièrement autour de la route. La grand' rue s'évase entre les arcades ocre et safran où déambulent commerçants et acheteurs en djellabas. La circulation, de manière générale, s'éclaircit à mesure qu'on descend vers le sud. Même en février, le soleil donne cette impression de vouloir cuire les agglomérations — si bien que les locaux marchent à l'ombre, alors même qu'il fait à peine une vingtaine de degrés. L'ambiance différente m'imprègne peu à peu, au fil des communes que je traverse. J'habitue mon regard à une colorimétrie différente. Si le vert et le gris sont terriblement communs et familiers chez nous, ici c'est le beige, le safran et le carmin. Le vert, pourtant couleur de l'islam, est à peu près inexistant ailleurs que sur les pavés délimitant la chaussée.

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       J'arrive enfin à Tinghir. La ville repose sur un petit talus au milieu de l'oasis alimentée par le Todgha, offrant ainsi à la vue de l'arrivant ses flancs en pisé étalés en pente douce. Ça y est, je suis dans le Maroc aride. Autour de moi s'étend une palmeraie verte mais déjà un peu fatiguée, signe que la sécheresse est persistante. Les habitations de boue séchée détonnent avec les bâtiments du nord, et l'impression de pauvreté est elle aussi différente. Si la pauvreté du nord est boueuse, celle-ci est poussiéreuse. Le bitume disparaît assez rapidement sitôt qu'on quitte les rues principales. Néanmoins, la ville est animée, les cultures apparemment saines, et l'énergie locale positive. La kasbah domine l'agglomération de son grand âge bienveillant.
       Enfin… pour le peu que j'en ai vu. Encore un peu rebuté par l'apparence générale des petites villes (l'habitude de nos villes cliniquement propres ?) et du fait de la route empruntée pour venir à mon hébergement, je ne suis pas resté pour visiter et je le regrette un peu. Il eût été bon de rester une journée, ne serait-ce que pour m'acclimater un peu et calmer la démangeaison de rouler, qui me prend vite lorsque je ne suis pas très à l'aise pour flâner. Rien de grave, je compte bien revenir sous l'Atlas un jour ou l'autre. Je ne doute pas que Tinghir a une atmosphère bien à elle à offrir, surtout depuis un café surplombant les toits dans la lumière de miel du crépuscule marocain.

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(Pas mes photos)

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       Je confie de nouveau à Michelin le soin de me conseiller, et je m'arrête au riad Dar Bab Todra, caché au bout d'un chemin faufilé entre des maisons et tourné vers la palmeraie en contrebas. Encore dans mon idée de m'immerger progressivement, je m'offre une chambre très confortable dans un lieu presque luxueux ; mais après cela, retour à des prix plus raisonnables… À défaut de profiter de la piscine, je m'affale en terrasse en attendant le dîner — tajine trop copieux pour mon appétit modéré — que je déguste en feuilletant le Michelin pour préparer la suite du trajet et réviser mes standards d’hébergement. Six-cent-soixante-dix dirhams, c'est un rythme un peu cher à tenir…

       Demain, on attaque les paysages spectaculaires.
Modifié en dernier par Qohen le 23 mars 2024, 11:09, modifié 1 fois.

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Re: Marc o' Maroc 2024

Message par lna »

La saison des comptes-rendus commence et tu ouvres le bal avec brio, comme d'hab'.
Quel plaisir de te lire... :signe

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Jaz
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Re: Marc o' Maroc 2024

Message par Jaz »

La suite.... :youpiii
Il vaut mieux mobiliser son intelligence sur des conneries que mobiliser sa connerie sur des choses intelligentes.

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Re: Marc o' Maroc 2024

Message par Qohen »

lna a écrit :
03 mars 2024, 04:58
La saison des comptes-rendus commence et tu ouvres le bal avec brio, comme d'hab'.
Quel plaisir de te lire... :signe
Merci :love2
Jaz a écrit :
03 mars 2024, 10:55
La suite.... :youpiii
Elle arrive :mrgreen: :ordi

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Jour 5 | TINGHIR À SKOURA

Message par Qohen »

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       Le rituel commence à prendre forme. Lever tôt — 7h30 — débarbouillage rapide — enfilage de l'équipement — rempaquetage des affaires (sauf la trousse de toilette). Jusqu'au restaurant, je traverse la terrasse baignée d'une lueur couleur de miel. Le soleil surgit à peine de l'horizon. Ses rayons dardent à travers les feuilles des palmiers et ricochètent entre les murs bruns. Sous un ciel bleu clair tirant sur le blanc granuleux au loin, je me sens advenir au pays — m'« actualiser », pour adopter un langage moderne. Le calme me soulage. J'apprécie l'absence de frénésie matinale et de bruits de moteurs réverbérés dans les rues. Il est reposant de ne pas se sentir agressé dès le lever.
       Le petit-déjeuner est de nouveau copieux et interminable. Je découvre l'amlou, cette pâte à tartiner à base d'huile d'argan, de miel et d'amandes. Elle me rappelle un peu le beurre de cacahuètes en moins gras et moins sucré. Sa texture un peu sèche en bouche me séduit immédiatement. Je note mentalement d'en trouver un grand pot vers la fin du voyage.
       Tandis que le village est encore très silencieux, à peine parcouru par quelques lève-tôt égoïstement occupés, je charge la moto et quitte le riad avec entrain, anticipant les deux étapes majeures du jour : les gorges du Todgha et du Dadès.

       Après un passage à la pompe qui m'offre un peu plus de temps pour apprécier l'éveil lascif de la ville sous la caresse du soleil, je prends la direction du nord-ouest. À la différence de l'autre côté de l'Atlas, ici c'est la poussière qui borde le bitume et peuple l'air. Je réajuste mon cadre de référence car ce décor n'a rien à voir avec ce que j'ai quitté la veille au matin. La route longe la palmeraie de Tinghir, verte mais fatiguée, bien qu'on ne soit qu'en février et au pied des montagnes. Je la compare aux photos du Michelin et conclus que la sécheresse est bien réelle. Cette longue langue de végétation trace la voie des gorges, qui s'imposent rapidement à ma vue. Passé Aït Snan, le spectacle commence.
       Et quel spectacle. Comme une compilation best-of, les gorges s'ouvrent par la crevasse la plus impressionnante, raide comme un mur et profonde comme un abysse. Je m'avance sur le passage bétonné comme une mouche entre les deux pans d'une feuille que plieraient les mains d'un démiurge. Quelques vendeurs dispersés me font mollement signe, mais confronté à une telle grandeur, j'ai du mal à garder les yeux assez bas pour les voir. La présence du Todgha, réduit à un simple ruisseau à côté du passage et non barré d'un garde-fou, me rappelle un peu à l'ordre. Évitons de tomber dedans… Ce passage presque interlope dans les replis de l'Atlas n'a rien à envier à certains desfiladeros traversés en Espagne. Bien que la température soit fraîche, la teinte rougeâtre de ce crépis brut baigne l'espace d'une chaleur diffuse un peu irréelle.

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       Passé cette partie particulièrement touristique (il y avait déjà là un minibus d'élèves et un car de trekkistes), la crevasse s'évase un peu mais la route se dégrade. Je me trouve rapidement obligé de rouler debout et de slalomer entre les nids-de-poule et cassures qui parsèment une piste dure de poussière et de cailloux — mais quasiment toute circulation a disparu.
       Les murs adoucissent un peu leurs pentes, mais l'aspect général reste incroyablement brut, rauque et sauvage. C'est comme si l'érosion n'avait fait qu'assurer le gros-œuvre sans se donner la peine de polir son ouvrage. Tout est pointu et tranchant et évoque la brutalité minérale ; contrastant totalement avec l'impression ressentie d'être accueilli dans les lacis intimes de cette partie moins visitée des gorges, comme réservée aux « vrais » curieux. La palette beige et terracotta évoque presque la couleur de la peau, accentuant cette impression de me faufiler dans les replis de chair de l'Atlas. Quelquefois, le bitume ou le béton reviennent, me rappelant que je ne suis pas (encore ?) au bout du monde, mais bien à portée de civilisation. Peuh ! Rien à foutre. Je suis heureux de manger de la poussière toute la journée, du moment qu'on me laisse glisser le long de ce cours d'eau discret et me repaître de ces tâches de pierres blanches plantées de quelques arbres secs, sous le regard sévère et hautain des hautes crêtes qui les surplombent.

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       Bien avant d'arriver au barrage du Todgha — délicieusement isolé —, il est évident que la majorité des visiteurs ne dépasse pas le début des gorges. Le paysage change vite et l'atmosphère aussi. La route prend de la hauteur et les gorges s'aèrent pour laisser place progressivement à des collines douces de pierre, parfois chapeautées d'un terrassement carré. Curieusement, plus l'altitude augmente, plus le relief est lisse. Les traces d'urbanisme sont rares, c'est déjà quasiment un paysage de haute montagne : ruban de bitume sans accotement ni marquage, antenne radio esseulée, baraquement de service. Ton sur ton, quelques carrés d'habitation sont parfois détachables sur le fond de la montagne, probablement utilisés par des bergers.
       L'Atlas se dresse de nouveau droit devant moi, haut, large, sa crinière blanche sous le ciel bleu profond impeccable. Autour de moi, le plateau verdit un peu — un vert délavé et terne — avec l'apparition d'une végétation sèche et rude. Je croise un berger solitaire et nous échangeons un signe de la main. Au bout d'une ligne droite, j'arrive au village de Tamtetoucht.

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       Les maisons brunes, anciennes et nouvelles, dominées par un ksar en ruine, se fondent dans la montagne en arrière-plan. Au sol, dans un contraste saisissant, des cultures d'un vert alpin témoignent de la présence d'eau à ces altitudes. Mais cette eau reste précieuse — on ne voit ni ne sent l'humidité. En-dehors des parcelles de culture, l'aridité guette. Le village est calme et je le traverse en observant le mariage de la vie en altitude avec la palette urbaine évoquant le désert de sable. Le Maroc se confirme déjà, sous mes yeux naïfs, comme une terre de forts contrastes.
Pour éviter de monter jusqu'à Agoudal et de redescendre à M'Semrir, début des gorges du Dadès, et de perdre ainsi plus d'une heure et demie, je décide de couper à travers le massif à hauteur de Tamtetoucht, tout droit vers M'Semrir. Enfin, tout droit… façon de parler.
       Après un ou deux kilomètres seulement, la route devient piste, se frayant un chemin entre les vestiges d'une activité géologique depuis longtemps assoupie. D'un côté, les hautes terrasses à la cime des collines ; de l'autre, des ravins soudains bordés d'immenses talus pierreux aux courbes fluides, étranges, liquides — comme si la super-érosion d'un fleuve puissant s'était brutalement interrompue en plein travail de sculpture. Au loin, visibles par intermittence, les pics estompés de neige. Pas la nette démarcation de nos montagnes, mais un glaçage léger et comme étalé avec le pouce.

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       Plus loin encore, la piste roulante devient une route en construction. Je roule désormais sur la piste des véhicules de service et de chantier — et je croise, du coup, çà et là, un ouvrier affairé à sa tâche, presque absurde de petitesse au milieu de l'immense indifférence des montagnes. La présence de gros cailloux m'oblige à rester très attentif ; même si la 700 est un trail, ses suspensions sont modestes et je veille à ne pas les saturer. En dépit de la température fraîche, je sue déjà un peu. Certaines épingles en montée, entre les cailloux et les ornières, me font jouer l'équilibriste et me battre un peu avec le guidon. Mais je m'amuse. Là, perdu au milieu de rien, sur une piste inconnue et vouée à disparaître, affairé à mon effort, je prends mon plaisir. La bécane est lourde et je dois travailler mes appuis, les yeux scannant constamment les quelques mètres à venir pour anticiper la moindre difficulté. À chaque panneau « Route déviée » qui pointe vers un contournement en plus mauvais état encore que le tronçon contourné, je me demande si je vais pouvoir arriver au bout. Un tractopelle me fait face, il serre à droite, je fais de même en sautillant sur les traces des pneus énormes, et je le croise en frôlant. Un ouvrier me fait signe pour une cigarette.
       Entre deux respirations, je parviens à glaner quelques vues du paysage qui m'entoure — vierge, minéral, gris, froid. Beau. Le moindre ruisseau, le moindre bosquet deviennent un spectacle, l'occasion d'une réjouissance, un joyau surgissant dans cet interminable dépouillement. Imperceptiblement, j'entame la redescente et la vue, peu à peu, s'ouvre devant moi entre les protrusions rocheuses. Je suis plus à l'aise avec les mouvements de la moto et les Scorpion me mettent en confiance. Après un peu plus de trente kilomètres de piste, je remonte sur la route — le tronçon neuf. Saugrenu, ce bitume, surtout si propre. Le tracé serpente fluidement entre les dernières avancées de la roche, dont la palette terne et tellurique se décline différemment après chaque virage. Depuis Tamtetoucht persiste dans mon esprit l'évocation de la chaîne de l'Himalaya — quelque chose de cette rudesse terne et froide, si éloignée du décor pré-désertique et de la palmeraie de Tinghir. Comme les deux extrémité d'un continent, séparés par une demi-journée de route. À croire qu'il y a eu tricherie quelque part.

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       Encore un peu de piste et je débouche sur les cultures de M'Semrir, village perché, lointain, où s'arrête — ou commence, c'est selon — la route du Dadès. Le tapis est moins vert, ici, et les noyaux d'habitations surplombent depuis leurs pentes des cultures jaunâtres, comme des baigneurs qui replient leurs jambes au-dessus d'une eau trop froide. Tandis que je m'approche, de l'autre côté des cultures, les groupements de maisons çà et là me font me demander où se trouve le centre du village — toujours ce réflexe occidental de commencer par chercher la place de l'église. Je suis la seule et unique route, en quête d'un café pour faire une pause. J'aperçois une terrasse prometteuse et gare immédiatement Shelly devant, sous les regards curieux de certains passants — mais la plupart n'a que faire d'un touriste échoué ici en cette saison.
       À peine ai-je le temps de poser mes affaires sur une chaise qu'un client engage la conversation. Français ? Oui. Ah, je connais du monde en France. Quel coin ? Lyon, en gros. Je viens d'Annecy. Ah, un de mes meilleurs amis vit en Haute-Savoie, il vient tous les ans ! Saïd vient s'asseoir à ma table et la conversation se poursuit. Je me trouve étrangement affable et sociable, peut-être le bénéfice du grand air. Saïd est une bonne pâte d'homme et le courant passe tout de suite. Son compagnon de thé approche sa chaise — il ne parle guère mais sourit, visiblement content et curieux même s'il ne comprend sans doute pas le français. Le thé arrive, les cigarettes sont partagées et la convivialité finit de s'installer.
       On parle de tout. En redescendant, après six kilomètres, il ne faut pas que je rate la carapace de la tortue — une formation géologique. Saïd est Amazigh, et les Amazigh ne sont pas musulmans, me dit-il. Saïd n'a rien à foutre de l'islam, il est plutôt animiste (« Je crois en la nature ») et il trouve que les islamistes sont des abrutis malhonnêtes ; un peu comme notre Église, qui prêche ce qu'elle ne fait pas et inversement. Chacun devrait croire ce qu'il ou elle veut, et fin de l'histoire. Burqa ou pas, qu'importe. La campagne, comme ailleurs, est bien différente des villes — là est le vrai clivage, pas entre les pays ou les cultures. Marrakesh ? Arnakesh. Agadir ? Rien à dire. Ici la vie est meilleure.
       Saïd ne consomme que ce qu'il fait pousser. Il a une vache, quelques moutons, des poules, un âne (qu'il a baptisé Macron, me dit-il avec un grand sourire). Il cultive des légumes et des herbes pour le thé. Je demande si je peux lui en acheter, car je compte bien rentrer avec du thé. Non, me répondit-il, je ne vends pas. Pour les amis, je donne. Passe à la maison, j'habite à cinq-cents mètres, portail vert. Je paie mon thé et le rejoins chez lui. C'est aussi simple que cela.
       Saïd me montre sa maison, son jardin. Il prépare le thé avec la collation, qu'on prend sur sa terrasse, sous un grand soleil. La température est parfaite. La vue depuis chez lui est superbe, il surplombe (comme la plupart des maisons, j'imagine) le lit de cultures. On poursuit notre conversation. Vivre de ses mains et apprécier l'instant, voilà son credo — que je partage pendant une heure, mais il me faut reprendre la route. Je remercie chaleureusement Saïd pour son accueil et son thé, ainsi que le romarin, les graines de safran, et tout ce qu'il m'a donné, directement tiré de son jardin. Six kilomètres, la carapace de tortue, got it. Retour vers le sud.

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       Difficile de rater la tortue — « Kefroun ». Sitôt quitté M'Semrir, le décor revient de la haute montagne aux canyons. Les buttes s'adoucissent, la couleur brunit et les sillons des fleuves immémoriaux se précisent, jusqu'à devenir de véritables avenues taillées dans la roche. La carapace de tortue est là, petit renflement grêlé délimité par le flot beige du Dadès, au milieu d'un amphithéâtre naturel aux pentes lisses et parfaitement inclinées à quarante-cinq degrés. La route court le long du sommet de l'amphithéâtre émoussé, bordée d'un ruban blanc et rouge détonnant avec les teintes peu variées de la roche. L'impression de mise en scène est inévitable. On se demande ce qui a disparu de la scène vers laquelle tout ce Colisée naturel dirige notre regard. Au loin, meublant l'horizon, d'innombrables collines marron tirant sur le bleu en fonction de leur distance.

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(Cliquer pour taille originale)

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       Un peu plus loin, c'est une formation encore plus impressionnante. Un couloir comme taillé au cutter dans la roche, ridiculement immense en regard du ruisseau modeste qui y coule. Les monticules se raidissent en falaises pures surmontées des mêmes douces collines, comme si un démiurge indécis avec opté pour un assemblage rudimentaire de deux formations géologiques contradictoires. Dans ce surprenant panorama, au loin en contrebas, les signes d'un village. J'en croiserai beaucoup, des villages assoupis perdus dans les montagnes. Et dans beaucoup d'entre eux, des hommes inoccupés qui dépensent leur ennui en thé, en kif, accroupis ou allongés à l'ombre d'une épicerie ou dans les fossés au bord des routes. Chacun attendant peut-être son tour d'avoir le privilège de conduire le seul pickup du village jusqu'à la ville la plus proche, ne serait-ce que pour changer de décor et avoir un but, le temps de faire les courses hebdomadaires pour tout le monde.

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       La route continue de descendre peu à peu et le paysage change constamment. Rejetant l'omniprésence du brun sec, des bandes de culture en terrasse brillent d'un beau vert — d'autres, moins heureuses, étalent un jaune morose. Les monticules décapités (très évocateur des canyons américains) laissent place à des boursouflures veinées et arrondies, visiblement confectionnées par la caresse rongeante des cours d'eau préhistoriques. Les stries dans la roche sont inclinées, et je me demande si c'est la roche qui a pivoté ou si c'est l'eau qui descendait à un tel angle.
       On traverse d'autres petits villages de montagne, le long du lit cultivé du Dadès. Sur les côté et au-dessus, une aridité dure et stérile. En bas, au pied des coulées rougeâtres, une couche de (sur)vie. Pas sûr que les locaux soient aussi émerveillés que moi de ces paysages grandioses. Moi, je ne fais que traverser. Et j'ai plein d'eau dans mes sacoches. Je ne suis pas astreint à chevaucher un mulet tous les matins pour aller gratter la terre, comme ces jeunes et moins jeunes qui me regardent passer avec sympathie mais aussi, immanquablement, une pointe d'envie. La posture de touriste m'est toujours, personnellement, ambivalente et problématique. Je n'ai pas la solution d'un « bon » tourisme, donc je me rabats sur des valeurs qui me semblent essentielles au voyageur — l'humilité, le respect, la discrétion. Quand je vois des mecs débouler à fond de train sur leurs trials décatalysées dans les rues de Merzouga, ça me fait un peu chier.

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       Un peu plus loin encore, la route longe le vide au plus près ; sans garde-fou, évidemment. Le brun roussit, le bleu s'approfondit. La fausse impression de douceur minérale est brisée par les soudaines crêtes coupantes qui surplombent la route, à l'approche des fameux lacets. Le décor, brutalement, évoque une genèse bien plus violente. Ce qui dépasse, ici, n'est pas émoussé : les lames de pierre rouge se multiplient comme les écailles de la peau d'un dinosaure le long d'une courbe ascendante suggérant une colonne vertébrale. La route se faufile comme timidement entre les décombres d'un violent combat titanesque.

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       Lorsque apparaissent les premières auberges-restaurants, on réalise qu'on arrive dans la zone domestiquée qui précède de peu les lacets photogéniques. La dépression radicale offre à la vue l'enfilade verdâtre du Dadès qui s'étire en débouchant momentanément l'horizon. Le Michelin recommande de faire la route par le sud, afin de faire demi-tour à M'Semrir. Comme pour les gorges du Todgha, on est donc naturellement invité à rester sur les sentiers balisés. Certes, la piste empruntée ce matin me semble peu accueillante pour une voiture de tourisme, mais personnellement, je conseille d'arriver dans les gorges du Dadès par le haut afin de profiter de la vue plongeante soudaine, au lieu de se la divulgâcher en arrivant par le bas.

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       Un dégagement sur le bord de la route, avant la première épingle, me permet de m'arrêter quelques instants pour prendre quelques photos (parfaitement superfétatoires : les photos de ces gorges abondent sur l'Interweb). Un jeune dromadaire broute, et j'aperçois du coin de l'œil une forme insérée dans la roche de l'autre côté de la route. Telle une gargouille prenant vie, un jeune garçon se déplie de son alcôve et vient à ma rencontre. « Salut », dit-il en examinant la Transalp. Je prends mes clichés, prêt à l'entendre essayer de me vendre quelque chose. Les drapeaux sur ma bulle l'intriguent. France, Italie, Espagne… Kosovo. Je complète : Macédoine, Grèce. Et Maroc, évidemment. Je prends une photo de son dromadaire, et il s'approche pour poser avec. Je donne quelques dirhams à Jamal pour les photos et la conversation, mais ça ne l'intéresse guère. Tu as de l'eau ? Bien sûr, et je lui tends ma gourde. Le pauvre garçon devait être assoiffé, car il ingurgite un bon demi-litre.

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       Je glisse le long des lacets, les yeux grands ouverts, et poursuis ma route entre les auberges, cafés, épiceries et hôtels qui poussent au bord du bitume. Me voici arrivé dans le « typique », et c'est avec un petit soupir que je quitte les escarpements sauvages pour entrer dans les « vraies » gorges du Dadès, paradoxalement la partie la plus aménagée. Plus les kilomètres défilent et plus les commerces pullulent. Le décor reste grandiose et je peux facilement faire abstraction de l'occupation et des véhicules étrangers qui jaillissent du néant comme par magie. Dans ce bain de rouge effrité, les taches blanches des camping-cars font assez… tache.
       La route se détend au fond de cette vallée qui s'élargit peu à peu, et passé un certain point, ma progression devient utilitaire. La densité urbaine me masque la vue, et je manque de rater les « doigts de singe », ces protubérances rocheuses verticales, étrangement lisses et douces, qui rappellent un peu l'apparence de la montagne de Montserrat en Espagne. Les kasbahs en ruine qui ponctuent le serpent de jade au fond des gorges, autrefois austères gardiens de cet étroit passage, semblent aujourd'hui perdus et confus, comme des acteurs d'une vieille pièce oubliés sur la scène d'un théâtre moderne. À Boumalne-Dadès, le nez empli de poussière, je languis déjà de retrouver la solitude des lignes droites.

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       J'ai du mal à regarder la route. D'une part, l'air chaud et un peu poussiéreux déconseille de rouler visière ouverte — mais surtout, je ne me lasse pas d'admirer l'Atlas marocain étiré de tout son long d'est en ouest. La N10 trace une parallèle à la chaîne de montagnes, d'où je peux, pendant des minutes entières, m'émerveiller de la terre sèche, rouge, aride, culminée par des sommets enneigés comme par une anachronie. Tandis que je cuis en fendant les émanations chaudes et brouillées au-dessus du bitume, ces casques de neige étincellent à l'altitude des dieux. De temps à autres, une palmeraie vient ajouter à ce patchwork de paysages, comme si l'on avait découpé et collé des fonds d'écrans différents en une composition disparate.
       Et les montagnes m'accompagnent tout le long de la route interminable. Je les scrute et elles sont figées dans leur austérité millénaire, puis je regarde la route, tourne de nouveau la tête et elles ont changé, c'est un autre visage de l'Atlas qui se découvre à moi. Insensiblement, comme font les nuages, les montagnes passent, le massif évolue comme un immense remous au ralenti. La circulation devient un peu plus éparse, en dépit de la proximité croissante de Ouarzazate.
       Ouarzazate. Un nom chargé de mystères, d'images, de couleurs et de phantasmes. Un blason d'exotisme aux sonorités chaudes. Le Michelin prévient que ce n'est pas une ville très intéressante, sinon pour sa situation de « carrefour », de « porte du désert ». Certes, si l'on veut. Je crois que c'est un de ces cas où je préfère largement conserver le mythos dont le nom est la clé, que de le remplacer par un compte-rendu pragmatique dénué de toute poésie. Ouarzazate, pour moi, c'est comme Salammbô. Il y a la réalité d'un côté, et de l'autre tout un trésor d'évocations que je conserve jalousement.

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       J'ai envie de faire quelques photos de l'Atlas. Je cherche des yeux une piste pour sortir de la route. À Ibrrahne, j'aperçois — ou je l'avais repérée sur Maps, je ne sais plus — une piste publique, et je sors de la nationale. Je navigue à vue et trouve enfin un panorama dégagé au-delà de l'agglomération. J'ai le temps de prendre mes photos et d'admirer quelques minutes cette vue fantastique, avant qu'un gamin ne s'approche et réclame avec insistance. Je finis par comprendre qu'il veut des savates. Mais je n'ai de toute évidence pas de savates en rab à distribuer, et je reprends ma route.
       Perdu dans mes réflexions sur la pauvreté côtoyant le tourisme, je flotte sur le bitume qui devient peu à peu mon seul repère sur ces plaines immenses et stériles que rien ne vient visuellement interrompre. Parfois, un léger relief permet d'admirer, en descente, une vue plongeante sur ces étendues cinématiques coupées d'une route comme la cicatrice d'une greffe. Le soleil est encore haut et j'ai déjà oublié qu'on est en février. Je réalise à quel point je respire mentalement dans ces grands espaces effroyablement ouverts. Je crois que ça aide à prendre de la perspective sur les choses.

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       La moto ronronne et sous ses roues, l'asphalte défile, sans début, sans fin. S'il n'y avait les accotements pour fournir une sensation visuelle de vitesse, on aurait presque l'impression de faire du sur-place. Il y a si peu d'interférence dans le défilement visuel des paysages au loin qu'avec un peu de concentration — ou d'inattention — ils semblent ne plus bouger. Cette lenteur, relative à la différence d'échelle entre ces vestiges telluriques et nos petites réalités, ridiculise un peu notre mobilité « rapide ». Je roule à cent-dix depuis plus de deux heures et j'ai le sentiment d'avoir à peine tourné au coin de la rue. Un échantillon de ces routes vraiment interminables, me dis-je. Le différentiel de perception entre mon véhicule (premier plan) et le paysage (arrière-plan) est tel que le temps s'épaissit, perd en fluidité pour devenir une sorte de pâte dense dans laquelle, en dépit de ma vitesse inchangée, j'ai l'étrange et absurde sentiment de m'enliser. Je suppose qu'il y a là, pour qui sait ouvrir les yeux et ses sens, une forme d'hypnose.

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       J'avais songé faire étape à Ouarzazate, mais avec la progression du jour et la fatigue de la chaleur, je m'en remets au guide et décide de m'arrêter à Skoura. Je pioche un riad prometteur situé dans la palmeraie, pianote la destination sur Maps et bifurque hors de la nationale avec le sentiment de quitter la salle tandis que la représentation se poursuit sans moi. Sur le chemin du riad, je fais un petit détour pour jeter un œil à la kasbah Amridil, la belle forteresse locale. Qui se trouve de l'autre côté d'un gué, sans accès bitumé ; un peu curieux. Je traverse le cours d'eau (hey, c'est mon premier !) mais la remontée est bosselée et en prenant un peu d'élan, je tape violemment le sabot. Je peste mais a priori, pas de casse. Fatigué, un peu énervé, je ne m'arrête pas à la kasbah (magnifique, au demeurant) et la longe en direction du cœur de la palmeraie.

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(Pas ma photo)

       Là encore, Maps montre ses limites. La route proposée est en réalité impraticable — surtout quand la géolocalisation peine à être précise et réactive. Je m'engage dans des ruelles de plus en plus étroites, jusqu'à un cul-de-sac m'obligeant à faire demi-tour à la main… Bon. Rappelé au bon souvenir de la médina de Fès, je laisse tomber et décide de trouver un truc en ville — au moins, ce coup-ci, je n'ai rien réservé. Je reprogramme Maps et retrouve le chemin de la sortie. Lorsque je repasse devant un homme que j'avais signalé sans m'arrêter, en entrant dans la palmeraie, pensant qu'il voulait me vendre quelque chose, celui-ci me fait de nouveau signe et m'arrête. « Quel riad ? » Aucun, je sors, c'est trop serré, je ne trouve pas, bref, tant pis. Face à son insistance, j'admets : « Kasbah 123 Soleils. » « Tu suis les panneaux, puis les flèches oranges, c'est facile ! » Aaaah, donc les flèches n'étaient pas des graffitis mais des indications. Je lui dis d'accord, je vais juste faire le plein et je reviens et tu pourras me guider (contre quelques pièces, à n'en pas douter). J'étais un peu sur mes gardes à cause de la fatigue.

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       Je vais en effet à la station en extériorisant ma fatigue croissante à coups de gaz, après avoir plus soigneusement négocié le passage à gué. Le plein fait, je me pose une seconde. Il n'est pas possible que le chemin du riad soit si difficile, surtout si des voitures de tourisme peuvent y aller sans problème. En effet, il y a un chemin fléché que Maps ne connaît pas ; mais je préfère prendre une autre route qui contourne toute la palmeraie et n'en traverse qu'une petite partie pour atteindre mon hébergement situé tout au nord du parc. J'arrive ainsi bien plus facilement au riad ; qui est, sans surprise, quasi désert. Après m'être douché, changé, débarrassé des tâches médiatiques, je m'offre une promenade à pieds dans la palmeraie au coucher du soleil. Aléatoirement, j'aperçois l'homme de tout à l'heure qui mène deux voitures de location vers mon riad. Il me fait signe, je réponds du pouce ; désolé, j'ai pu me débrouiller tout seul.

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       Dans ces deux Dacia, c'est la famille qui, en plus de moi, loge ce soir au riad. L'homme de la famille est motard lui aussi. En attendant que le dîner soit servi, tandis que je déambulais dans les allées, il me tape la conversation. Il a vu la Transalp — lui-même roule en Africa Twin de 2019. L'envie de voyager à moto le titille, mais bizarrement ses amis le lui déconseillent, pour tout un tas de raisons un peu fumeuses. Qu'il dise la vérité ou pas, qu'importe ; à quarante ans, je pense qu'il est capable de se débrouiller sur la route... Je le pousse à se lancer, surtout qu'en tant que Français-Marocain, il est plus que bien équipé pour évoluer ici ! Bref, on échange des recommandations de visites et le dîner est servi. Peut-être que j'aurai donné la dernière pichenette pour qu'il bascule dans le monde du road trip moto.
Modifié en dernier par Qohen le 23 mars 2024, 13:50, modifié 1 fois.

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Re: Marc o' Maroc 2024

Message par ZeDab »

Grand merci, M. Qohen !

Des photos magnifiques et un texte inspiré...

Mon projet de découvrir le Maroc s'en trouve renforcé... la retraite n'est pas loin... à voir si je serai en état à ce moment...
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ZeDab est ambassadeur extraordinaire et plénipotentiaire d'Alsace-Vosgistan, sa moto est protégée par l'immunité diplomatique.
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Le Pat
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Re: Marc o' Maroc 2024

Message par Le Pat »

Hello Marc
Merci pour ce récit qui ravivent mes souvenirs de 2016

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Re: Marc o' Maroc 2024

Message par dgero »

Je viens de me lire l'étape 5 et tu m'as transporté, il y a quelque chose dans ta plume...
Par contre, tu me fais perdre du temps, je suis obligé de sortir mon Larousse régulièrement pour le vocabulaire.
Mets toi un peu à la portée des gars comme moi qui se sont arrêtés après 2 années de Mat Sup (enfin je veux dire après 2 années de maternelle) :mrgreen:

Trêve de faisanderie, il y a (entre autre) quelque chose qui ressort de ton récit, enfin quelque chose que je capte au passage car il est en moi.
Ce sentiment de tourisme (privilégié ?) face à la pauvreté.
Bref, je n'en désire pas une polémique, c'était juste pour te dire que ce sentiment m'habite personnellement...

En tout cas, bravo, tu sembles apprécier mais également te nourrir de ce voyage :wink:
Cdt Dgero :signe :fume
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Qohen
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Re: Marc o' Maroc 2024

Message par Qohen »

ZeDab a écrit :
04 mars 2024, 00:03
Grand merci, M. Qohen !
Des photos magnifiques et un texte inspiré...
Merci ! :oops:
Le Pat a écrit :
04 mars 2024, 00:10
Hello Marc
Merci pour ce récit qui ravivent mes souvenirs de 2016
Tout le plaisir est pour moi Pat :mrgreen:
dgero a écrit :
04 mars 2024, 08:06
Je viens de me lire l'étape 5 et tu m'as transporté, il y a quelque chose dans ta plume...
Par contre, tu me fais perdre du temps, je suis obligé de sortir mon Larousse régulièrement pour le vocabulaire.
Mets toi un peu à la portée des gars comme moi qui se sont arrêtés après 2 années de Mat Sup (enfin je veux dire après 2 années de maternelle) :mrgreen:
:lol:
dgero a écrit :
04 mars 2024, 08:06
Ce sentiment de tourisme (privilégié ?) face à la pauvreté.
Bref, je n'en désire pas une polémique, c'était juste pour te dire que ce sentiment m'habite personnellement...
Je le partage complètement. J'en parlais avec un des Français croisés à M'Hamid, qui a voyagé à Madagascar, et a été bouleversé par la misère ambiante. On évoquait la différence entre la pauvreté digne et la véritable misère. Il disait qu'il ne pourrait pas aller en Inde, car il était incapable d'opérer une telle coupure entre la misère omniprésente et ce qu'il pouvait ressentir devant ce spectacle. Je doute aussi d'être capable d'évoluer froidement dans cet univers. C'est juste trop dur à voir.

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Flan
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Re: Marc o' Maroc 2024

Message par Flan »

Quelle belle plume en effet. Encore une de plus sur ce forum ça donne presque des complexes :lol:
C'est passionnant et je n'ai parcouru qu'un petit échantillon.
Merci pour ton partage, j'ai hâte de rentrer moi même de voyage pour reprendre cette lecture !

Petite question, tu ne le partages que sur ce forum ?
Excuse me but I have to explode....
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Qohen
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Jour 6 | SKOURA À M'HAMID

Message par Qohen »

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       Après un autre petit déjeuner copieux arrosé d'un café aux épices très… chaud, je remonte sur la grand' route menant à Ouarzazate. Au sortir de la palmeraie feuillue d'un vert fatigué qui annonce le désert alentour, je retrouve immédiatement les paysages arides, craquelés et inhospitaliers. La fraîcheur s'évapore déjà, à peine le soleil levé. L'aube n'est qu'un soupir éphémère tant la lumière est prompte à baigner ce bassin asséché qui prolonge le pied de l'Atlas.
       Plusieurs kilomètres en amont, je perçois une pointe de lumière vive suspendue au-dessus du sol ; comme un petit soleil en lévitation. Il s'agit de la tour solaire du complexe Noor Ouarzazate, installé à quelque distance de la ville. Un curieux phénomène lumineux, quasi spectral, est visible dans le vide à côté du sommet de la tour. Je m'approche du complexe, dans l'espoir qu'un point de vue permette de l'observer plus confortablement, mais comme souvent au Maroc, les infrastructures sont absolument interdites d'approche.

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       Ouarzazate est sur ma route, mais je ne m'y arrête pas. Je serai forcé d'y repasser, de toute façon, et rien ne m'y intéresse à part, éventuellement, la visite de la Kasbah Taourirt (si je ne dois en visiter qu'une…) Par contre, j'aime les couleurs. J'aime qu'aucune tour de verre ou de béton blanchâtre ne vienne rompre l'homogénéité visuelle de l'ensemble. Même la circulation est, a priori, correcte. Sans être renversante, Ouarzazate dégage quelque chose de plutôt positif. Mais je poursuis, car j'ai pas mal de route aujourd'hui.

       C'est toute la vallée du Drâa que je vais descendre en direction de M'Hamid, cul-de-sac avant le « grand » désert. Les premiers kilomètres s'allongent dans une circulation inexistante et je roule gaz en grand à travers les paysages qui changent et se métamorphosent dans une parade pré-désertique. La terre est si plate que la moindre pliure offre un point de vue immense. La pierre est plus sombre, marron, tirant sur le noir. La palette de la veille avait encore un peu de vie ; celle d'aujourd'hui évoque le rien. Et en même temps, avec ces distances, le dégradé bleu est omniprésent sur tout ce qui dépasse de l'horizon. Les contrastes sont forts. Les reliefs encore plus austères. Je ne vois plus de cabanes de berger, ici, rien que des traces de pneus qui peinent à s'imprimer sur l'épiderme rocailleux, et c'est tout.

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       La route rejoint le Drâa un peu plus loin (les photos du guide montrent moult oasis, mais pour l'instant c'est aussi accueillant que la surface de la Lune). Les excroissances rocheuses éruptent du sol plat comme des croûtes assoupies sous ce ciel lourd. Au niveau du col Tizi n'Tinififft, sur la montée, j'aperçois en arrière le village d'Aït Saoun, îlot de constructions basses circonscrit par une morne platitude. Tout au fond, quelques cimes enneigées sont encore visibles. Le long de la descente, on admire à la fois des reliefs escarpés et tranchants, taillés comme une feuille d'aluminium déchirée, et des reliefs arrondis, fluides et striés comme une crème passée au peigne. La route longe une crevasse et ici aussi, le travail titanesque de l'eau témoigne de l'âge inimaginable de ces terres.
       La route rejoint l'oasis au niveau d'Agdz. J'aurais pu m'arrêter là et visiter un peu — je l'ai envisagé. Mais une bizarre compulsion me pousse à ne m'arrêter que lorsque j'aurai atteint la fin de la route (moins poétiquement, je sais que ma bougeotte est aussi un symptôme de mon manque d'aisance intermittent, sitôt descendu de ma monture). Je poursuis donc le long de l'oasis, moins verte que sur les photos ambitieuses du Michelin. Bien qu'on ne soit qu'en février, les palmiers sont visiblement bien secs. La soudaine luxuriance des oasis n'est plus et c'est une langue végétale fatiguée qui s'offre en spectacle.

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       Je glane ça et là une vision d'une ancienne kasbah, dont la région regorge. Je traverse des villages qui ne dégagent rien de l'opulence phantasmée des représentations archétypales. La fraîcheur proverbiale même semble avoir déserté les oasis. Tout respire l'usure, la poussière, la fatigue. Dans cet univers difficile, les paysages semblent plus que jamais impassibles. Je me surprends à trouver finalement peu d'opportunités de m'arrêter pour la vue, et je mesure l'écart entre la vallée promise et la réalité. Peut-être n'est-ce pas la bonne saison ? En tous cas, je n'ai pas fini d'entendre parler de cette sécheresse. Maps m'envoie sur une route parallèle pour voir de près au moins une kasbah, mais j'ai oublié son nom, son village, et le détour s'avère étonnamment long. La route alterne avec de la piste, et les couleurs de peau deviennent plus sombre — le soleil, la proximité progressive de l'Afrique noire, la prépondérance des Berbères. Les visages sont un peu moins enjoués, la pauvreté digne s'estompe plus souvent à la limite de la misère. La vie est difficile ici, et ce détour me provoque un vague inconfort.

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       Je traverse ainsi village après village, kilomètre après kilomètre, jusqu'à atteindre la ville de Zagora. Plus grande, Zagora est aussi forcément plus vivante. D'emblée j'aime ses couleurs (je me répète, non ?), mais on n'y trouve rien de remarquable. À peine suis-je garé pour retirer du liquide qu'un scooter voit ma plaque et m'interpelle. Breton ? Ma famille, oui. J'ai un Breton au garage qui veut faire renforcer l'essieu de son camion ; si tu veux passer faire la vidange, le filtre à air… Merci mais elle sort de révision. En revenant du désert, t'en fais pas, je passe ! Inch'Allah, il n'insiste pas. Et moi, je reprends la route. Pas de terrasse de café qui me tente, un peu trop de poussière dans l'air. Mais j'aime cette ambiance. Je m'y sens… bien.
       Juste à la sortie de Zagora se trouve un pic rocheux, le Jbel Zagora. Au sommet, le Michelin garantit un panorama exceptionnel — banco. Malgré la chaleur sous l'équipement, je m'autorise un petit moment off road pour briser la monotonie de la route. Mais le guide précise aussi que la piste est ardue et qu'il est fortement conseillé d'embaucher un taxi local. Fi ! Une moto trail passe partout !… Quand elle est moins chargée, plus haute et mieux manipulée. Si les premiers virages de la montée sont faciles, très très rapidement la grosse caillasse envahit le chemin et je me retrouve à me battre avec le guidon pour serpenter entre les cailloux et rochers — un vrai gymkhana au milieu d'un éboulement. Bon ok, j'en rajoute peut-être un peu, mais c'était vraiment galère et j'avais un peu peur d'abîmer une roue ou la suspension ; sans parler de me vautrer et de devoir relever la meule avec un angle négatif. Bon. Je m'arrête après quelques centaines de mètres, m'adosse contre la roche, à l'ombre, et évalue la situation. Je suis vraiment tenté de poursuivre, mais c'est potentiellement comme ça sur encore deux kilomètres, avec le vide à côté. C'est une de ces situations où il faut savoir être raisonnable et prudent. À contrecœur, je choisis de faire demi-tour. Je n'aurai qu'une photo depuis la montée, mais j'ai peut-être sauvé ma bécane.

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       Après Zagora commence l'antichambre du désert. Le grand plat, ponctuellement interrompu à la vue par une plissure géologique nette comme un rasoir. Le tracé se raidit jusqu'à la ligne droite parfaite qui se perd à l'horizon dans les colonnes troubles de la chaleur émanant du bitume. Les pylônes électriques se dressent dans la distance, fins comme des poils épars sur la peau craquelée de cette terre inhospitalière. Je ne peux m'empêcher de prendre quelques clichés façon #roadtrip #motoadventure #desertroad etc. — toute la nébuleuse habituelle des représentations évocatrices d'évasion motorisée. La poésie de la route. La vérité, c'est que tu sues dans ton équipement et que t'espères ne pas tomber en panne entre les deux seuls villages de la région. Mais ça, tu le laisses de côté, et tu kiffes quand même.
       Par contre, je limite les arrêts photo car le soleil tape comme au mois de juin en France. Quant à la circulation, elle est si rare qu'on peut bien prendre son temps pour cadrer accroupi au milieu de la chaussée. Avec plusieurs kilomètres devant et derrière soi, on a le temps de voir venir les camping-cars.

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       Pour changer des camps militaires, je tombe sur un collège au bord de la route, planté au milieu de rien. Tamegroute, le village le plus proche, se trouve à douze kilomètres. Zagora, la ville la plus proche, à trente-trois. Devant le collège, soigneusement posés sur le talus en contrebas de la N9, sont alignés des dizaines de vélos (qu'on peut d'ailleurs voir sur les images satellite). Visiblement sans crainte du moindre vol, car il n'y aucun moyen de sécuriser les vélos, et ils sont en-dehors de l'enceinte du collège. Impensable en France. Le temps de réfléchir à tout ça, j'approche de la dernière barrière géologique.
       Visible au fond de mon champ de vision depuis de nombreux kilomètres, cette sorte de crête qui dessine une courbe autour de Zagora, à mi-chemin de celle-ci et de M'Hamid, s'élève monumentalement au-dessus de la plaine râpeuse. Ses froncements au sommet lui donnent un air pesant et grave, presque autoritaire. On dirait le bord d'un immense bassin jurassique, peut-être les vestiges d'un cratère de météorite. Sans le vernis de la végétation, ces reliefs exposent à nu leur âge incalculable. Le sentiment vous prend d'être une fourmi gesticulant dans un environnement qui évolue à une échelle de temps et d'espace si vastement éloignée de la vôtre que même en restant debout sur place toute votre vie, vous ne pourriez imprimer votre présence dans la matrice de la sienne. Au mieux, on pousse du pied quelques cailloux, et c'est là toute l'étendue de nos capacités dérisoires. On ne fait que passer, inexistants, tels des acariens indétectables sur cette enveloppe multimillénaire.

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(Cliquer pour taille originale)

       Au passage du col, un panneau m'accueille : « ATTENTION DÉSERT ». Une liste d'instructions complète le message, dont la première concerne l'eau, à ne pas gaspiller. Après cela… le socle du pays, le fond de la piscine, la croûte terrestre. Chargement de l'environnement par défaut : un vaste plat régulier et anonyme. L'horizon ouvert se perd dans l'épaisseur de l'air. Quelques arbres secs se répartissent les rares traces d'eau dans le sol. Ce dernier est si plat que bien avant d'arriver à M'Hamid je distingue les premières dunes. J'y suis, me dis-je. Le début de la fin de la route. Derrière moi, les derniers renflements de la crête-frontière s'assoupissent comme les dernières vaguelettes sur une mer d'huile, comme les dernières notes d'une symphonie en suspens dans l'air — droit devant, le pur silence. Ma monture devient mon seul repère… et les quelques véhicules qui circulent quand même.
       La route défile sans variation, si ce n'est les dunes qui se rapprochent mollement au loin. Encore quelques villages à traverser, dans une ambiance de western : grand' rue poussiéreuse encadrée d'arcades sous lesquelles déambulent des passants, quelques véhicules dispersés comme des vaches dans un pré, quelques carrioles, et moi qui passe au milieu, au ralenti. Les dunes viennent lécher le bitume qu'elles recouvrent un peu par endroits.

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       Le Michelin prévient de l'agressivité des rabatteurs à l'entrée de M'Hamid… en haute saison, peut-être. Présentement, j'entre dans un village très calme. C'est à peine si un seul rabatteur me fait signe et lâche l'affaire sitôt que je lui signale « Non ». Après les 4x4, ce sont les enseignes des circuits, expéditions et bivouacs dans le désert qui se multiplient à gauche et à droite. Inévitable, je suppose. Au moins, les camping-cars sont rares. Pendant ce temps, Maps me concocte un coup fourré : au lieu de prendre à droite au giratoire, dans la rue principale, pour une raison inconnue il me fait prendre le pont sur l'oued, en face… pour me faire retraverser l'oued trente mètres plus loin… au fond de celui-ci. J'ai été un peu con (pourtant j'ai l'habitude, je me méfie !), je l'ai bêtement suivi. Et me voilà entre les détritus, au fond de l'oued asséché, dans un banc de sable — le sable, tout ce que je voulais éviter. Évidemment, je galère, je ne réfléchis pas, et paf, première chute dans le sable.
       Celle-là, je ne l'ai pas immortalisée. Je retire le drybag, je relève la bécane, je replace le sac, et je repars en glissouillant du cul. Deux-trois frayeurs plus tard, je sors de l'oued en plein dans le souk local. Et je tombe sur la rue principale, à vingt mètres du giratoire. Allez, on enchaîne !

       Ma réservation est dans un camp un peu à l'écart du village. Je commence à percuter que sur la piste, il y a très probablement du sable… Sur la rue, j'aperçois une moto — 1290 Adventure équipée — et une plaque française. Je m'arrête à sa hauteur, tout sourire, et j'engage la conversation. Kabil (https://www.facebook.com/PanameRider) baroude lui aussi dans le sud marocain, et il loge ici les deux prochaines nuits. On papote un peu, puis je l'interroge sur l'emplacement de mon camp. L'épicier devant la boutique de qui on est garé s'en mêle, je montre Maps, les photos. Kabil propose de m'accompagner pour trouver le camp. Combinaison sur le dos, bouteilles d'eau sanglées sur les sacoches, conversations en français et en arabe. Des gamins tournent autour des motos avec des yeux curieux. De brefs réminiscences de Lolo Cochet au fin fond de l'Afrique me reviennent à l'esprit. Je suis complètement hors de ce que je connais, je ne sais pas si je vais pouvoir arriver à mon hébergement (encore !), mais j'ai pas le temps de m'inquiéter de quoi que ce soit. Je kiffe. Personne ne te laisse paumé, ici. Rien d'étonnant : là où les conditions de vie ne sont pas simple, le premier réflexe est d'aider, pas de se méfier.
       On décolle pour mon camp. Sitôt quittée la rue principale et son bitume éclaté, c'est de la terre et du sable — il faut que je m'y fasse. Je suis Maps et on s'engage en fait sur la mauvaise piste. Le sable devient omniprésent, et profond. Ça gigote dans tous les sens, mais je surnage… puis j'hésite entre deux directions, je ralentis et vlan, deuxième chute. Kabil a raison : on en rigole, et on immortalise. C'est de ça dont tu te souviendras, pas des kilomètres sans histoires. Pendant qu'on avise, un homme s'approche — il y a toujours quelqu'un pour t'indiquer la route, aussi. Kabil, Français d'origine marocaine, se charge de la conversation. Je remarque que ma bécane est pleine de sable, et que finalement je m'en fous un peu.

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       Le jeune est Salah, et c'est le gérant du camp où j'ai réservé. En fait, l'épicier, tout à l'heure, l'avait appelé pour qu'il vienne nous chercher. Et nous sommes donc bien sur la mauvaise piste. La bonne n'a (presque) pas de sable. On repart dans la bonne direction — butée, gaz, je repars avec un beau travers mais sans difficulté, et très vite j'ai les roues sur le dur. Kabil, avec son monstre, a plus de mal, et je reviens à pied l'aider, avec Salah, à désensabler la KTM ! Et ça nous fait rire. Cela fait, Salah monte en passager sur la KTM et nous coupons à travers champ pour rejoindre la bonne piste, plus dure. Quelques légers bancs de sable, facilement négociables dans le feu de l'action, et on gare les motos au bord du camp. Journée finie !…

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       Les bagages, on verra plus tard. Première chose : le thé. Kabil et moi nous affalons dans le salon marocain disposé à l'extérieur, contre le bâtiment principal. Simple, confortable, calme, cet endroit est parfait pour laisser retomber les émotions de cette journée. Le contact des murs en boue séchée est agréable. Deux chats viennent aussitôt partager notre compagnie. La conversation virole entre présentations, plaisanteries, anecdotes de voyage. C'est Kabil qui m'explique que le thé doit être aéré, et versé de haut pour produire la mousse qui honore l'invité. Le breuvage est plus que bienvenu pour accompagner la fatigue qui retombe.

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       Un peu plus tard, deux jeunes hommes apparaissent et s'assoient timidement. La conversation s'étend à quatre. Thomas et Justin sont arrivés par avion à Ouarzazate et ont loué une voiture pour parcourir la région pendant une courte semaine. Pourquoi est-il toujours plus facile en voyage de partager des moments avec des inconnus ?
       Le soir tombe, Kabil part rejoindre son camp à un kilomètre de là, tandis que Thomas, Justin et moi partageons le dîner et nos premières impressions du pays. Distraitement, je m'occupe enfin de poser mes affaires dans ma hutte et de me changer. Inévitablement, nous montons sur une dune adjacente pour admirer (et grassement photographier) le coucher du soleil. Sous la nuit noire, nous regardons les étoiles, et une fois les yeux habitués à l'obscurité, en étant un peu attentif, on parvient à distinguer les voiles diaphanes de la Voie Lactée.

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Re: Marc o' Maroc 2024

Message par Qohen »

Flan a écrit :
05 mars 2024, 20:20
Quelle belle plume en effet. Encore une de plus sur ce forum ça donne presque des complexes :lol:
C'est passionnant et je n'ai parcouru qu'un petit échantillon.
Merci pour ton partage, j'ai hâte de rentrer moi même de voyage pour reprendre cette lecture !
Merci pour los complimentos !
Flan a écrit :
05 mars 2024, 20:20
Petite question, tu ne le partages que sur ce forum ?
Affirmatif ; pour l'instant en tous cas. Je pensais contacter le site motards-en-voyage. J'ai pas encore réfléchi à le publier ailleurs.

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Re: Marc o' Maroc 2024

Message par Denis-71 »

je me garde ton récit de côté, il y a de la lecture là !!!! dès que possible je me fais une immersion marocaine. :love2 :love2

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Re: Marc o' Maroc 2024

Message par darcphil34 »

Merci merci merci
Je vais découvrir tout ça en avril
Ton récit est plein d’enseignements
C’est un bonheur de te lire 🍹👏🏻👏🏻
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Re: Marc o' Maroc 2024

Message par thierysp »

Belle plume,belles photos, et trés plaisant à lire. :love2 la piste entre Tamtattouche et Msemir a bien évolué, à une époque elle était vraiment pas facile. :wink:

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Re: Marc o' Maroc 2024

Message par ZeDab »

Flan a écrit :
05 mars 2024, 20:20
Quelle belle plume en effet. Encore une de plus sur ce forum ça donne presque des complexes :lol:
C'est passionnant et je n'ai parcouru qu'un petit échantillon.
Merci pour ton partage, j'ai hâte de rentrer moi même de voyage pour reprendre cette lecture !
n’exagérons pas trop tout de même, tout le monde aurait pu écrire (ZeDab cite) : "et je repars en glissouillant du cul" 8) :lol:
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ZeDab est ambassadeur extraordinaire et plénipotentiaire d'Alsace-Vosgistan, sa moto est protégée par l'immunité diplomatique.
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Le Pat
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Re: Marc o' Maroc 2024

Message par Le Pat »

bah, y'en c'est plus crédible que d'autres :D

Le Pat
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Re: Marc o' Maroc 2024

Message par Le Pat »

pinaise, j'avais pas vu les pneus que tu as sur la moto sur le téhou?
tu m'étonnes que tu glissouilles

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Kafrine
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Re: Marc o' Maroc 2024

Message par Kafrine »

trés belles photos :)
"On est bien que sur la route, quand on roule au guidon de notre moto, que le paysage défile, il n'y a plus rien d'autre qui compte" [Cyrille Prampart alias Le Mouflon Vert]
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Re: Marc o' Maroc 2024

Message par claude19 »

Merci pour ces beaux récits, 😍 ça me fait patienter en attendant mon prochain départ prévu le 15 avril... l'attente est longue.
Je vais pouvoir avec 4 roues aller dans les villages reculés de l'Atlas s'il n'y a pas trop de neige, sinon je descends plus bas vers Tafraout
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Re: Marc o' Maroc 2024

Message par marcopolo »

claude19 a écrit :
06 mars 2024, 17:37
...
Je vais pouvoir avec 4 roues aller dans les villages reculés de l'Atlas s'il n'y a pas trop de neige, sinon je descends plus bas vers Tafraout
Tu pars avec quoi comme 4x4 ?
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Re: Marc o' Maroc 2024

Message par Qohen »

Merci pour les commentaires élogieux ! :oops:
Le Pat a écrit :
06 mars 2024, 11:55
pinaise, j'avais pas vu les pneus que tu as sur la moto sur le téhou?
tu m'étonnes que tu glissouilles
Les Scorpion Rally c'est pas fait pour le sable non plus :lol:
Kafrine a écrit :
06 mars 2024, 17:04
trés belles photos :)
Merfi Kafrine :-D
claude19 a écrit :
06 mars 2024, 17:37
Je vais pouvoir avec 4 roues aller dans les villages reculés de l'Atlas s'il n'y a pas trop de neige, sinon je descends plus bas vers Tafraout
À part au tout début, je n'ai pas vu la moindre neige dans le Haut-Atlas et l'Anti-Atlas (à part sur les sommets), et comme la suite le racontera, j'ai pas mal roulé là-haut :mrgreen: Il y a une dizaine de jours, les franges de la ~tempête qui sévissait en Europe ont rincé le Maroc, mais je doute qu'il y ait eu de la neige aux altitudes où on roule. À mon avis y aura zéro souci :-D

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Jours 7, 8 et 9 | M'HAMID

Message par Qohen »

       Mon vague plan initial était de rester peut-être un mois au même endroit, pour écrire, réfléchir, etc. J'avais repéré plusieurs hébergements près ou dans le désert pour moins de trois-cents euros au mois. Et puis, ça m'est sorti de l'esprit. Au lieu de cela, j'ai réservé quatre nuits dans ce camp à l'extérieur de M'Hamid, situé au pied des dunes — de petites dunes, au nord du village, pas au sud en direction du Sahara. Mais c'est assez pour faire une pause, profiter des lieux et surtout du calme.
       Les quelques huttes de boue séchée au confort austère sont tournées vers les dunes, si bien qu'en effet, j'ai les pieds dans le sable sitôt passée la porte. Et toute trace d'urbanisme se trouve dans mon dos. Le mobilier est squelettique : deux lits individuels à même le sol, adossés à deux murs opposés, et quelques grosses couvertures supplémentaires ; un petit tabouret à l'extérieur, sur la « terrasse », à côté de la porte ; des tapis recouvrent le sol. C'est typiquement le genre d'endroit pour lequel mon ancien voisin m'a recommandé d'emporter une bombe anti-insecte rampants, mais après une inspection minutieuse, la hutte s'avère tout à fait propre et salubre. Par acquis de conscience, je vaporise autour du lit, des fenêtres et de la porte, mais après cela, la bombe s'en va rejoindre le tas d'affaires préventives inutiles. Dans l'ensemble, la réalité est un peu moins jolie que sur les photos, mais bon, à dix euros la nuit… Je cherchais quelque chose de minimaliste, de toute façon.
       Le wifi, la véritable arlésienne du Maroc rural, n'atteint pas les huttes, mais la 4G, surprenamment, est présente même aux portes du Sahara (et probablement au milieu aussi). D'un côté, je regrette l'omniprésence de ce filet qui invite trop facilement à prolonger ses habitudes de divertissement même dans les endroits les plus reculés. Je repense à Baudoin de Bodinat déplorant le constant quadrillage du ciel par les avions de ligne — traçant les barreaux blancs d'une cage mentale. Je remarque en effet que le ciel, ici, est au moins débarrassé de ce trafic permanent. Le ciel reste immense et pur ; aucune commutation aérienne ne vient l'enserrer dans ses rets. D'un autre côté, je me constate glisser sans résistance dans l'ornière de mes habitudes, et réserver le tout dernier moment de ma soirée au visionnage d'une vidéo YouTube ou deux — quand j'ai du réseau. Et quand je n'en ai pas, je peste, vulgairement, en Occidental frustré. Ce n'était pas l'idée que je me faisais de ma retraite exotique. Cela dit, je m'imaginais plongé dans de vastes travaux intellectuels et je ne pensais pas être constamment stimulé par les lieux et les gens — et ma nature est telle que j'ai quand même besoin de me reposer de tout cela de temps à autres.

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       Je regarde l'animation de la grand' rue depuis la terrasse d'un café. Essentiellement des locaux, peu de touristes. Je ne compte que quelques vans et camping-cars, mais davantage de 4x4 transportant ou ramenant des touristes des bivouacs dans l'erg Chegaga, qui se trouve à quelques dizaines de kilomètres à l'ouest. Un peu moins connu que l'erg Chebbi à Merzouga, il abrite pourtant la plus haute dune du Maroc à plus de trois-cents mètres de hauteur ; il est plus grand ; et il côtoie la réserve naturelle du lac Iriki. Mais il est plus distant et plus difficilement accessible — donc moins connu des visiteurs. Je grince un peu en constatant le va-et-vient permanent des 4x4, presque hors de propos dans cette artère modeste et peuplée de piétons, de mulets et de 125cc. Les enseignes déclinent toutes les combinaisons possibles des mots « bivouac », « désert », « Sahara », « expédition », « aventure ». Malgré tout, en ce mois de février, l'activité est très tranquille — je n'ose même pas imaginer la cohue en haute saison. Ce thé à l'absinthe est très fort et il faut presque une heure à mon estomac pour se calmer et me permettre de me lever.
       Dans ma liste de courses, j'ai : bijoux pour la famille, produits de soin pour le frangin, chèche pour moi. Je déambule sur le bitume sale et craquelé au milieu des djellabas et des gandouras, des claquettes et des chèches noués. Je me trouve profondément en pays berbère et cette atmosphère me parle. Je crois que c'est bien cet univers que j'avais en tête de trouver, longtemps avant de préparer ce voyage. Quelque chose m'attire dans la culture, dans l'ethos Touareg et plus largement berbère. Quel contraste avec l'Occident, ces rues sales et terreuses, ces trottoirs cassés, ces bâtiments pourrissant, et cette incessante convivialité d'un coin à l'autre, d'une échoppe à l'autre, d'une carriole à un scooter. Moi qui ne suis pas socialement très à l'aise, je n'éprouve pas la moindre appréhension dans ce joyeux capharnaüm.

       Ainsi, lorsque j'aperçois une enseigne « Maison Touareg » et que Lahcen, du pas de sa porte, me demande si je suis Français, je réponds tout sourire comme à un vieil ami. Le tutoiement, soit dit en passant, est de rigueur entre tout le monde. La conversation s'engage et le courant passe. Je sais qu'en bon commerçant, Lahcen espère me vendre quelque chose. Mais je suis en effet à l'affût de quelque chose à acheter, même si je n'en dis pour l'instant rien. Une fois que cela est clair pour chacun, la convivialité peut s'installer sans angle mort. Lahcen m'invite à boire le thé et je me laisse entraîner, ouvert à l'imprévu.
       Sa boutique est fraîche malgré la chaleur qui grimpe à l'extérieur. Des tapis sans nombre coulent des murs en cascades de couleurs silencieuses. Tandis que la conversation se poursuit, j'ai droit à la vraie cérémonie du thé — versé de très haut, re-vidé dans la théière, re-versé, et ainsi de suite pour l'amener à température. Bismillah. Bon sang que ce thé est succulent. Lahcen me parle des Berbères — lui-même a été nomade, il y a longtemps. Mais comme tant d'autres, poussé par la sécheresse qui gagne du terrain, il a été forcé de se sédentariser. Comme tant d'autres, il a ouvert boutique pour vendre les produits de l'artisanat et du troc nomades que lui-même ne peut plus transporter d'un coin à l'autre du Sahara. Plus récemment, c'est la fermeture des frontières avec l'Algérie qui assène un coup supplémentaire au style de vie des nomades. À contrecœur, ils sont forcés de se compromettre avec la modernité et sa vulgarité. Le choc de deux mondes est visible partout, ici, jusqu'en sa personne, entre son pantalon de survêtement Nike et son chèche berbère traditionnel. Quelques photos de famille près de la porte le montrent dans les tentes touaregs il y a seulement une vingtaine d'années, et désormais il conduit la moitié de son business via son smartphone et WhatsApp. Drôle d'époque.
       Ses bijoux et autres objets sont à l'étage, auquel on accède par un escalier étroit, tendu d'orange et densément décoré, comme les deux pièces de l'étage, par une multitude d'objets hétéroclites. Oui, j'ai évidemment pensé à la proverbiale caverne d'Ali Baba. Il me décrit certains de ces objets ; ici, une porte berbère en bois visiblement quasi médiévale, là, une antique besace en cuir touareg — j'ai immédiatement envie de l'examiner, mais elle doit être terriblement fragile, inutilisable au quotidien. Un piquet de tente en bois, un verrou médiéval, des reliques juives, quantité de fossiles (« Ici, dans le désert, tu as juste à te baisser pour les ramasser »), des mousquets, des poignards ; regarde, m'explique-t-il, il y a deux encoches sur la lame, tu sais pourquoi ? Non. La première, dit-il en désignant l'encoche la plus proche du manche, c'est quand tu enfonces le poignard dans un ennemi. L'autre, et il désigne l'encoche à mi-chemin de la pointe et du manche, c'est pour les amis. Autres mœurs où même dans une violence aujourd'hui jugée comme barbare, on s'efforçait de rester civilisé et de montrer une retenue respectueuse.

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       L'après-midi se passe à flâner dans le salon marocain. Les deux autres Français sont partis, je suis donc seul sur place. Je bouquine, pendant qu'un des chatons s'installe peu à peu sur moi pour sa sieste. Je sais déjà que ce qui va terriblement me manquer à mon retour, c'est le calme. L'animation de la grand' rue reste dans la grand' rue ; en-dehors, c'est le silence. Ce que nous avons ici même dans les petites communes — Kévin avec son scooter décatalysé, le connard de service qui tambourine du rap à fond depuis sa BMW en traversant le village à vingt-trois heures, les gens qui crient sans raison à quelques rues de tes fenêtres — je ne constate rien de tout cela ici. Bien sûr, je ne suis pas passé par Arnakesh, mais il y a pas non plus besoin d'être à Paris ou à Lyon pour subir ces nuisances en France. Ici, peu après la tombée de la nuit, tout est absolument calme. Je suppose que c'est la conséquence de ce qu'il n'y a rien à faire le soir, de l'absence de bar qui ferme tard, et sans doute, dans certaines villes, d'une présence policière soutenue. Est-ce mieux, est-ce pire que chez nous ?… J'aurais dû poser cette question aux locaux : vous sentez-vous lésés de ne pas avoir de vie nocturne à l'occidentale ? Personnellement, je préfère le calme, sans hésitation. Enfin. Comme pour beaucoup de problèmes urbains, retirez les cons et l'essentiel du problème disparaît de lui-même.

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       Le lendemain, je retourne prendre le thé avec Lahcen. Pas de business, juste de la convivialité. Il m'offre le thé, j'offre la conversation. L'essentiel de la matinée se passe assis devant la boutique à observer l'activité de la rue en échangeant des remarques. Son meilleur ami vient passer un moment avec nous. Il récite les départements français en regardant les plaques des camping-cars, et je m'étonne que cet ancien nomade, qui n'est sans doute jamais sorti du désert, connaisse mieux les départements français que moi (qui les connaît très mal, faut dire).
       En apercevant l'épicier d'à côté, je me rends compte que exactement là que je suis tombé l'autre jour sur Kabil. En parlant de Kabil, il s'est lancé sur la piste du lac Iriki avec sa KTM. Ambitieux. Il est fortement déconseillé de se lancer dans cette aventure autrement qu'en 4x4 ou à dos de dromadaire, et a fortiori sans guide. La piste alterne entre sable et caillasse pendant cinquante à soixante kilomètres. Il a tenté de me convaincre de l'accompagner, mais je me garde bien de surestimer mes capacités et celles de la Transalp. Même avec les affaires dans un 4x4 loué en soutien logistique, je ne le tenterais pas — je sais à quel point ces conditions sont délétères pour la mécanique. Lahcen me le confirme : en haute saison il voit quantité de motards revenir en 4x4, la moto dans la baie arrière, et payer plus cher en réparations que ce qu'elle vaut.
       Je le croise en milieu de journée, devant la mosquée. Déjà de retour ? Mec… Kabil a tenu sept kilomètres à lutter contre la piste, avant de faire demi-tour. Chutes, ensablement, caillasse. Il me montre son bloc optique. Avec la violence répétée des secousses, il est descendu d'un bon centimètre. Il a rompu une patte de fixation de la grille protectrice du phare. Et il voulait que j'y traîne Shelly !
       Me coupant la parole, l'appel à la prière résonne soudainement par les haut-parleurs. Hey, je parle ! dis-je en plaisantant. Non, réplique Kabil, c'est le muezzin qui parle.
       Il va retenter d'atteindre le lac Iriki, mais depuis Foum Zguid, de l'autre côté de l'erg, à l'ouest. Quelques jours plus tard, il me montrera quelques vidéos du lac asséché sur lequel on peut bombarder comme sur le lac salé de Bonneville, dans l'Utah — en espérant ne pas tomber dans un banc de sable sournois.

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       Au plus sourd de l'après-midi baigné de soleil, quand la plupart des actifs font la sieste et que je me prélasse entre les coussins sous l'auvent en baguettes de bois, j'entends quelques notes étouffées venant de l'intérieur de la hutte principale. Par la petite fenêtre entr'ouverte au-dessus de ma tête s'échappent les accords de la guitare de Salah. Son blues berbère se répand progressivement dans l'air épais et vient accompagner la vue des dunes juste au-delà du camp. Peu à peu, toutes les dimensions s'accordent pour composer l'harmonie d'un moment parfait, rare. Tourné vers les dunes lascives, j'oublie pour un instant que le reste du monde existe. Dans la pièce à côté, le seul autre humain sur place est soustrait à ma vue et se résume à cette mélodie à la fois exotique et mélancolique, parfaite évocation d'un regard porté au loin sur l'océan de sable, comme à l'affût d'une réponse à une question informulée mais profondément, instinctivement existentielle.
       En entendant jouer Salah, j'avais immédiatement pensé à Mdou Moctar. Oui, et aussi, me dit Salah, son préféré, Bombino, que j'aime tout autant. Actuellement elle nécessite des réparations, mais sinon il joue plutôt avec sa guitare électrique. Merde. J'aimerais vraiment l'entendre sur l'électrique. J'ai au moins pu l'enregistrer quelques minutes, discrètement.

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       Le lendemain, après un tour du village à pied, je retourne chez Lahcen. J'ai envie de finir mes emplettes. Je lui prends quelques articles supplémentaires, et il m'offre un bracelet de cuir et une vraie théière ornée. On parle d'expédition dans l'erg. Je ne suis pas très chaud. Je ne doute pas que le personnel est vraiment ex-nomade ou de culture nomade, mais je ne suis pas très emballé par une expérience formatée, si belle soit-elle. Au camp, j'ai le calme, j'ai des dunes, j'ai la nuit pure — je ne suis pas sûr de trouver grand-chose de plus au milieu de l'erg, sous une tente avec lit double et toilettes européennes (!). Et je n'ai pas particulièrement envie d'y mettre le prix. Lahcen me propose d'en discuter avec un de ses amis, Ismahil, qui a une agence organisatrice d'expéditions dans l'erg. Il lui passe un coup de fil et le rendez-vous est pris.
       Ce terme d'« expédition »… Emprunter des pistes creusées par les allers et retours successifs des caravanes de touristes n'a rien d'une expédition… À moins qu'il ne s'agisse d'expédier les touristes à leur expérience Instagram, là, oui… Mais je chipote.
       En attendant qu'Ismahil revienne de l'erg, Lahcen m'invite à partager son tajine. Je réalise que la convivialité a dépassé le stade de la simple cordialité commerciale, et je suis reconnaissant de son accueil. Je réalise aussi qu'en tant que touriste moi-même, je ne suis pas simplement un consommateur de divertissement, je suis aussi un fournisseur. La curiosité est réciproque et pas seulement commerciale. Je ne suis pas là seulement pour prendre, mais — c'était déjà un de mes souhaits avant de partir — aussi pour donner. Ce que je donne à Lahcen, c'est de la conversation, de la pratique de son français (très bon et appris uniquement au contact des touristes !), de la distraction de son quotidien très monotone. En tant que motard, je suis ambassadeur de tous les motards ; en tant que touriste français, je suis ambassadeur de toute la France. J'aimerais que davantage de voyageurs le réalisent. Pendant ce temps, je déguste, à la marocaine (pas de couverts, seulement du pain), ce vrai tajine. Entendre : un tajine non servi dans un restaurant.

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(Photo de Thomas)

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(Photo de Thomas)

       En début d'après-midi, Ismahil arrive et je le suis jusque dans l'agence, au moment où une famille rentre de son circuit. Une brève conversation s'engage, quand la mère réalise que je suis moi-même un touriste français, et non un Marocain local comme elle l'avait imaginé de prime abord. Je leur demande comment c'était. C'était génial, répondent-ils, mais je crois déceler juste ce qu'il manque d'enthousiasme sincère. Je me demande quelle aurait été la réponse sans la présence de la stature imposante d'Ismahil qui ne se départ pas de son grand sourire. La famille prévoit ensuite d'acheter quelques souvenirs, et je les dirige vers Lahcen. Après cela, Ismahil réclame le thé et nous entamons les négociations.
       D'emblée, la convivialité est toute commerciale. Confiant, Ismahil me présente les options appropriées à mon budget que je précise d'entrée de jeu comme serré : bivouac une nuit, mille-cinq-cents dirhams, aller-retour en 4x4 dans la journée, mille-deux-cents. Mais ce serait dommage de payer autant pour une journée, n'est-ce-pas, alors que le bivouac ne coûte pas beaucoup plus et laisse le temps de se promener, d'admirer les étoiles, etc. À plusieurs reprises, j'ai droit au slogan, imprimé en larges lettres sur la bannière qui recouvre le mur du fond : « Le désert ne se raconte pas, il se vit ! » J'ai côtoyé un peu le marketing, Ismahil, je sais ce que ça veut dire : quoi qu'on te dise ou que tu penses, ce sera forcément mieux — donc fais-moi confiance et réserve.
       Hmm. Il voit bien que je ne suis pas convaincu, et me sort tout l'arsenal du vendeur amical : Lahcen te recommande, je te fais un prix, je n'essaie pas de t'arnaquer, je te dis juste ce que ça coûte, etc. Pas de problème, je ne mets pas en doute ta bonne foi, Ismahil. Mais je vais réfléchir à ma réponse négative. Curieusement, quand l'affaire n'est pas conclue, on repart bien plus vite qu'on est accueilli… Un petit tour sur Internet confirme mon impression : non seulement les organismes recommandés par Michelin sont bien moins chers, mais le site même de l'agence d'Ismahil affiche un prix inférieur à sa proposition… Via Lahcen, je refuse l'offre au prétexte poli que plutôt que d'y aller seul ou avec un groupe d'inconnus, je me réserve cette « expérience » pour quand je reviendrai avec ma copine… Lahcen me demande combien il a proposé — mille-cinq-cents —, et lâche avec déception que pour moi, il avait demandé à Ismahil de me proposer huit cents. T'inquiète pas, Lahcen mon ami, je reviendrai de toute façon avec ma gazelle.

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(Photo de Thomas)

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(Photo de Thomas)

       La bougeotte me reprend et je décide de décamper avec un jour d'avance. J'éprouve le sentiment flou d'avoir vu ce que j'avais à voir et fait ce que j'avais à faire ici. Le départ au lendemain s'impose avec évidence. Une dernière douche froide et je range tout mon bordel.
       Au petit matin, à l'heure où les portes s'ouvrent, je m'arrête chez Lahcen pour lui dire au revoir. Je n'échappe pas à un dernier verre de thé. Je lui confie que lorsque nous étions assis le matin devant sa boutique en buvant le thé, je regardais passer les touristes comme si je faisais déjà parti des locaux. C'est à ce point que je me suis senti accueilli par toi. Après une embrassade émue, j'enfourche ma bécane aux couleurs touareg et décolle. Rapidement, dans la poussière et à contre-jour, ma plaque estampillée Bretagne (« les Berbères de France », comme on les appelle au Maroc) s'éloigne en direction de la route du nord.

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