Marc o' Maroc 2024

ImageDe la promenade du dimanche au rallye raid, en passant par ton tour du monde à  toi que tu as fait, c'est ici: Organise, rameute, raconte!
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claude19
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Re: Marc o' Maroc 2024

Message par claude19 »

marcopolo a écrit :
06 mars 2024, 19:35
claude19 a écrit :
06 mars 2024, 17:37
...
Je vais pouvoir avec 4 roues aller dans les villages reculés de l'Atlas s'il n'y a pas trop de neige, sinon je descends plus bas vers Tafraout
Tu pars avec quoi comme 4x4 ?
Avec un vrai 4x4 c'est trop facile, alors je pars avec un 4x2 :mrgreen: un Duster
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marcopolo
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Re: Marc o' Maroc 2024

Message par marcopolo »

claude19 a écrit :
07 mars 2024, 08:44
marcopolo a écrit :
06 mars 2024, 19:35
claude19 a écrit :
06 mars 2024, 17:37
...
Je vais pouvoir avec 4 roues aller dans les villages reculés de l'Atlas s'il n'y a pas trop de neige, sinon je descends plus bas vers Tafraout
Tu pars avec quoi comme 4x4 ?
Avec un vrai 4x4 c'est trop facile, alors je pars avec un 4x2 :mrgreen: un Duster
Ah oui j'avais pas lu ta signature :lol: :wink:
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Re: Marc o' Maroc 2024

Message par SamdeNeuch »

Merci pour ton récit et la façon dont tu décris tes humeurs et ta vision de la vie, ça transporte…

Me suis arrêté au 2ème jour, je vais prendre quelques moments en soirée pour lire ton récit. Le Maroc est dans ma wish list depuis 2020, mais certains aléas de la vie font que ce n’est pas encore possible, 2025 ?

\o/
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jflignan
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Re: Marc o' Maroc 2024

Message par jflignan »

Excellent récit, belle plume... Tout cela donne bien envie. Dans 2 mois c'est mon tour d'y retourner...
Merci pour ces très beaux partages de lecture, d'expérience et d'humilité.

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Qohen
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Re: Marc o' Maroc 2024

Message par Qohen »

Merci @SamdeNeuch et @jflignan thx

Actuellement occupé avec un lumbago, donc la suite sera un poil en retard :?

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Jaz
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Re: Marc o' Maroc 2024

Message par Jaz »

Nan, mauvaise excuse, un lumbago n'empêche pas de taper sur un clavier... :béquilles :-D :-D :-D
Allez, zou au boulot. :-D
Il vaut mieux mobiliser son intelligence sur des conneries que mobiliser sa connerie sur des choses intelligentes.

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Qohen
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Jour 10 | M'HAMID À SIDI IFNI

Message par Qohen »

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       J'ai décidé mon étape suivante la veille au soir, en feuilletant le Michelin. J'ai peut-être un peu sous-estimé la distance. Visiblement, six-cent-quatre-vingts kilomètres d'ici à Sidi Ifni, neuf heures d'après Maps. Et je veux m'arrêter à Zagora pour laver la bécane avant que le sable ne s'installe. On dirait bien que j'ai une démangeaison à soulager.

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       Je remonte la nationale en direction de Zagora, fendant l'air matinal encore frais, bien que je sente déjà la chaleur concentrée de l'astre solaire. La circulation est inexistante à part les quelques minibus scolaires (qui, soit dit en passant, conduisent comme des fous. J'ai dû bombarder pendant dix minutes pour ne pas me faire rattraper entre deux arrêts de bus !) Arrivé dans l'agglomération, une 125 remonte à ma hauteur et m'interpelle. Putain, me dis-je, on peut pas être tranquille cinq minutes. Mais il ne lâche pas l'affaire et ses questions sont bizarrement précises. Attends, attends. Je ralentis pour mieux l'entendre. Si je suis le Français qui cherche le garage Sahara ? C'est le garage que m'avait recommandé Lahcen ; tu demandes Mohamed ou Abdul. Oui, c'est moi, réponds-je, perplexe. Tu es Abdul ? Ah ! Lahcen avait appelé en amont, et Abdul m'attendait pour me guider directement au garage. Je ne suis pas encore habitué à ce sens du service.
       Le garage Sahara Zagora est là où font étape tous les rallyes qui passent dans le coin. L'intérieur est couvert de stickers et de photos du sol au plafond. Mohamed m'accueille à bras ouvert et me taquine avec un grand sourire. Impossible de tirer la gueule, ici. La vie n'est pas simple, mais ça forge l'art de rebondir et de trouver de la bonne humeur partout. J'ai l'impression, peut-être naïve, qu'il suffit de descendre de son piédestal de touriste occidental pour trouver un monde différent, un accueil vraiment chaleureux. Et pour cela, la moto est idéale, surtout en solo, comme je le répète aux néophytes. Elle invite à être humble, car on est vulnérable. À l'opposé, j'ai du mal à ne pas éprouver un peu de mépris pour ces Allemands qui voyagent dans leurs camions militaires reconvertis — des chars de substitution ?… J'ai du mal à imaginer un véhicule plus menaçant et moins amical que ça. Enfin. Quarante dirhams pour le lavage et le graissage de la chaîne.

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       Pendant ce temps, je suis invité à prendre le thé par Mohamed, cousin de Lahcen, qui tient boutique juste en face. Aïe, me dis-je, et je préviens Mohamed immédiatement : j'ai déjà acheté tout ce qu'il me fallait. Y a pas de problème, me répète-t-il. On prend le thé, on fait connaissance, il me montre des photos avec Lahcen. Je le sens un peu plus intéressé, quand même. Malgré mon avertissement, il sort toute une ribambelle de bijoux, « juste pour regarder ». J'aurais tout autant pu trouver mon bonheur ici, mais j'étais déjà passé par M'Hamid. Il pousse un peu pour m'en vendre au moins un. Ça m'emmerde un chouïa, mais je conviens aussi que le business doit être lent en cette saison. À part des pièces qui ressemblent à celle que proposait Lahcen, et d'autres beaucoup trop bariolées et excentriques, un collier bicolore attire mon attention. Si je me sens un peu obligé d'acheter, autant que l'objet me plaise. Bois d'ébène et os de dromadaire, me dit Mohamed ; je n'en serai jamais sûr, mais peu importe.
       Prix de départ six-cents dirhams, pour marchander, me dit-il. Y a pas de problème, on marchande. Je lui dit que six-cents dirhams, c'est le budget de deux jours de voyage. Mes arguments massues contre la pression des commerçants, c'est que je voyage à moto (pas de place) et que je vis désormais sur mes économies (pas de budget). Je ne veux pas décevoir, mais je n'ai pas non plus l'intention de mettre soixante euros dans une babiole que je n'avais aucune intention d'acheter. Il me pousse à proposer un prix. Je ne vais pas marchander une heure ; je ne peux pas me permettre de mettre plus de deux-cent-cinquante dirhams. Ça m'ennuie, et ça m'ennuie par avance qu'il accepte, et je suis sincère. Je vois bien que ça l'embête, mais il accepte vite. Et ça m'embête que ça l'embête, mais c'est le jeu — son jeu — et je refuse de dépenser davantage, de toute façon. Je lui demande quand même s'il est sûr, et il me répond « Y a pas de problème ». Sportif, il me fait faire le tour du propriétaire, histoire que je jette nonchalamment un œil à ses tapis et vêtements. Je le rassure, je compte bien revenir au sud du Maroc, et je ne manquerai pas de repasser par sa boutique — avec de la place dans le coffre.
       Finalement, c'est ce collier que je porte tous les jours depuis lors.
       Avant de repartir sur le dos d'une moto propre, le patron veut faire une photo, et mon passage est immortalisé. En bonus, je reçois l'autocollant du garage pour orner ma bécane. Tandis que le moteur tousse à l'allumage car les bougies ont un peu pris l'eau, un Français âgé, dont le véhicule est en maintenance à côté, me tape la discute. Un autre Transalpiste ! Il s'appelle Noël Gervais, et pas plus tard qu'il y a deux ans, il a traversé l'Afrique du nord au sud au guidon de sa 600 (https://www.radiofrance.fr/francebleu/p ... er-9387953). Il en a fait un livre, L'Afrique comme j'aime. On papote moto puis il me souhaite un bon voyage, et me voilà reparti — à l'assaut de la route du désert.

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       Le pli montagneux qui forme un arc de cercle autour de Zagora à l'est se prolonge à l'ouest en une sorte d'immense zig zag. Comme autour de Zagora, son profil raide et abrupt d'un côté, doux et progressif de l'autre, évoque un tsunami changé en pierre par quelque gorgone démiurgique, quelques secondes avant de s'écraser sur ces plaines désolées. Il forme une barrière naturelle avec les étendues plus au sud, à travers lesquelles, quelques dizaines de kilomètres plus loin, court la frontière algérienne. On pourrait se laisser aller à penser qu'au-delà ne se trouve que le désert et l'absence de toute infrastructure, l'inconnu, l'océan sec, les territoires nomades où toute sédentarisation est impossible — mais la poésie du bout du monde se heurte à la trivialité de la géopolitique : la frontière est intégralement verrouillée et surveillée par l'armée. Il faut en effet un peu d'imagination pour rêver du bord du monde ; pas pour se laisser emporter par les images de cette poésie liminale, mais pour estomper mentalement les traces persistantes de la grossièreté humaine, trop humaine, qui est partout présente à l'horizon. Bien d'autres l'ont déploré. L'« évasion » est un rêve. L'infini ne se trouve plus que dans des réserves naturelles. C'est la même constatation qui me fait considérer l'erg Chegaga avec pas mal d'indifférence — et l'erg Chebbi encore plus — mais j'y reviendrai.
       Cette N12 est la route la plus au sud du Maroc, si l'on omet les deux routes qui descendent vers la Mauritanie. C'est aussi l'une des plus solitaires que j'ai parcourue : j'ai croisé peut-être une vingtaine de véhicules sur cinq-cents kilomètres, et compté deux-cents-trente-six kilomètres entre deux stations services (sur ma route, en tous cas). De nouveau, la vue est fendue par des lignes droites interminables. À ma gauche, le pli vigilant qui surplombe cette plaine. Sa forme crénelée me laisse perplexe. Je pensais plus tôt à une immense vague, mais là, elle m'évoque des dunes fossilisées. Mais au loin, avec le filtre bleuté de l'air épais, difficile de ne pas penser à une vague qui s'abat dans une lenteur incompréhensible, comme ces nuages qui ont sans cesse l'air de bouger et en même temps de rester immobiles. Comme une catastrophe suspendue à la dernière seconde précédant son éclatement. Et je roule presque sous cette vague qui me toise, que je ne parviens pas à lâcher des yeux, de crainte qu'elle ne s'effondre sitôt que j'aurai la tête tournée.

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       Je fends l'air maintenant chaud, kilomètre après kilomètre, et un vent de travers se lève. Merde. Régulier, donc pas trop dangereux, mais il sera usant. Il soulève la poussière, ce qui m'empêche de rouler visière ouverte pour m'aérer un peu le visage. Mon nez est d'ailleurs déjà piquant et un peu bouché, comme tous les soirs depuis que je suis dans le désert. C'est peut-être ça, le symptôme le plus clair de ce changement d'atmosphère. Pas le soleil, ni la chaleur, ni les dromadaires — mais l'air qui assèche les muqueuses. Et c'est ce détail qui me fait penser à Dune, curieusement.
Les minutes défilent et le temps, de nouveau, semble s'épaissir comme l'air qui me fouette le visage. Je roule dans une régularité écervelée. J'absorbe tout cet espace que je m'approprie le temps de ma traversée. C'est bien le genre de route où, seul avec soi-même, on se laisse aller à des réflexions errantes, à des questionnements existentiels. Sauf quand il faut rester alerte pour compenser une éventuelle bourrasque. Plus je fixe le paysage au loin, et plus il se fige. Mais sitôt que je lève les yeux de mon tableau de bord, il a changé de visage. Je me serais volontiers arrêté plus souvent pour prendre davantage de photos, mais d'une part, il est difficile de rendre compte de l'échelle spatiale, et d'autre part il faisait trop chaud. Les kilomètres s’égrenaient bien lentement sur Maps. Et je ne suis qu'à Foum Zguid.

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(Pas ma photo)

       En approchant de Foum Zguid, je retraverse la barrière tellurique — de Foum Zguid à Tissint, la N12 court derrière icelle. Le Michelin décrit l'atmosphère de western de Foum Zguid. C'est vrai, et c'est vrai d'à peu près toute cette région. Si ce n'est qu'au lieu de chevaux ou bisons, on trouve régulièrement des dromadaires sur la route.
       Quelque part dans cette zone, je passe une station service et aperçois une KTM avec un covering camouflage orange et blanc. Le motard arrêté lève la tête. Je pile et fais demi-tour pour venir me garer à côté de Kabil. Sacré hasard ! Il rentre du lac Iriki, et c'est là qu'il me montre les vidéos et me raconte son excursion. Je continue de penser que la Transalp aurait souffert, mais je note pour une éventuelle prochaine fois. La pause s'allonge. Il m'entraîne habilement à apparaître dans une « story » Instagram (que je n'ai pas retrouvée, malheureusement).
       On parle un peu du sens de la vie. T'as quitté ton boulot, c'est bien, tu vas te reset la tête. Là tu vas voyager, faire des connaissances, changer de vie, et un jour bam ! Tu vas voir la matrice. Tu vas m'envoyer un message en me disant Kabil, j'ai vu la matrice, et après ça tu vas rentrer direct et tu vas commencer ta nouvelle vie. Merci, Morpheus. Le pitre sort deux bonbons, un bleu et un rouge, chausse les mêmes lunettes que Morpheus (les mêmes !) et parodie la scène de Matrix. J'aimerais que ça fonctionne comme ça, Kabil. Pour certains, sans doute — en tous cas, Instagram et Tik Tok sont pleins de ces « révélations » qui ont tout d'une religiosité non assumée. Mais je n'ai rien vécu de tel — pas encore ? Une heure plus tard, chacun reprend sa route ; lui vers le nord, moi vers l'ouest. J'ai encore à peu près six à sept heures de route, et l'après-midi est entamé.

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       Les kasbahs en ruine et les villages secs rythment ma progression qui me semble incroyablement lente. Je regarde mon compteur, cent-dix, et en levant la tête j'ai la sensation de rouler dans de la colle. Le vent continu use mes muscles. Cette route est vraiment très longue ; mais je suis bêtement séduit à l'idée de traverser presque tout le Maroc d'est en ouest en une seule étape. La prochaine ville-repère est Tata, réputée la ville la plus chaude du Maroc.
       Mais avant cela, au milieu de nulle part, j'aperçois un homme au bord de la route et un véhicule à terre. Je ralentis et constate une 1250 GS bien ensablée. Demi-tour, arrêt, je retire le blouson pour porter assistance. Un couple de Français, l'air épuisé — Rudy m'explique qu'après avoir mangé à l'ombre, il s'est enlisé en tentant de remonter sur la route. Le talus d'accotement n'est en effet que du sable, et il a plongé dans le tas le plus profond, de travers. Toutes leurs affaires sont étalées sur le sable, mais même ainsi, cette meule pèse un âne mort. Je creuse ma mémoire à la recherche des trucs de Lolo Cochet. On finit par coucher et pivoter la GS, pour la rediriger dans le sens la pente ; puis on la redresse. Gaz délicat, moto accompagnée à pied, et elle sort docilement. Rudy enfourche et attaque le talus bien droit, un peu plus loin où il est moins épais — victoire. Séquence immortalisée en vidéo que je lui promets d'envoyer sitôt rentré. Et sur ce, je reprends ma route.

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       Sidi Ifni n'est toujours pas indiquée sur les panneaux de direction, pourtant les villes ne pas nombreuses par ici. À mi-chemin, sans doute pas très loin d'Akka, ou vers Aït Ouabelli — j'ai fini par perdre le sens des distances — je m'arrête dans un patelin (je me souviens qu'il y avait un flanc de montagne tout contre le village). En retrait de la rue principale, un café ombragé m'apparaît comme une oasis. Je prends une petite bouteille d'eau et un Schweppes. N'ayant rien mangé depuis ce matin, j'ai besoin d'un peu de sucre ; et de la sensation de fraîcheur pour me reposer un peu de cette chaleur. Il fait autour de trente-et-un degrés. Mais ce n'est pas une température normale, m'a-t-on dit deux ou trois fois. Il fait trop chaud pour la saison. Et pour la boisson fraîche, c'est raté : en me servant dans l'armoire réfrigérée, je constate qu'elle n'est tout simplement pas branchée… Pendant que je change batterie et carte SD dans la GoPro, j'échange quelques mots avec deux touristes attablés. Tous deux au-delà des soixante-dix ans, ils traversent le Maroc en tandem depuis un mois. Chapeau bas — même avec quarante ans de moins, je ne le ferais pas !
       Le désert change encore d'ambiance. Aux plaines jaunâtres ponctuées de roches noires luisantes succède une palette plus chaude, plus ocre, et un peu plus de relief. C'est que j'aborde à l'Anti-Atlas. Quelques courbes viennent rompre l'éternité des lignes droites et je prends un tout petit peu d'altitude. La route dessine des pointes lorsqu'elle va chercher les villages installés en hauteur, avant de redescendre immédiatement vers les plaines.

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       J'aurais pu continuer plein, plein sud, sous l'Anti-Atlas vers Assa puis Zag, Al Farssia et Samara et Laayoune — le Sahara Occidental. J'y repenserai, quelques jours plus tard. Mais présentement, et non sans un certain soulagement, c'est à Icht que je bifurque enfin pour monter dans l'Anti-Atlas en direction de l'océan. Je pensais m'arrêter pour une pause, mais le village est guère animé et je ne vois pas de café. Je frémis à l'idée de l'ennui indécrottable qui doit saisir la plupart des habitants de ces régions esseulées. Les poignets vissés sur les poignées, je me laisse continuer.
Vaguement engourdi par la distance et le vent, je suis moins attentif à ce qui m'entoure, mais je vois quand même que la topologie reprend des aspects montagnards : les sommets pointent en arrière-plan, les cultures sont visibles ça et là entre les collines, comme cachées à la vue des passants indiscrets. Parfois, une irruption acérée rappelle la violence de l'histoire géologique et fait le lien avec ma première incursion dans l'Atlas. Ivre de route, je mélange un peu tout. Les villages se multiplient et se confondent — il faut admettre qu'il n'y a pas grand-chose d'unique par ici.
       Ce que je visite, aujourd'hui, c'est un ersatz de route abrutissante de longueur et de solitude. Je voulais goûter un peu cette sensation de rouler à perte de vue et de temps jusqu'à se demander ce qu'on fait, jusqu'à remettre en question le sens de ce mouvement, tandis qu'inlassablement les roues continuent de tourner, indifférentes, inconscientes, perpétuelles. Certains ont traversé des continents ainsi — j'en ai vu, j'en ai lu. Je n'en suis pas là. J'aurais pu. Je les jalouse un peu. Mais j'ai eu mes raisons — bonnes, mauvaises, Allah seul le sait. Un ersatz, cependant. Je me suis imposé cet ersatz ; ce n'est pas fou, mais ce n'est pas rien non plus. Et ce que j'en tire ? Nulle révélation, mais un plaisir de motard un peu têtu.

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       Peu après Bouizakarne, la Nationale 1 m'offre une session arsouille en escaladant les derniers hoquets de l'Anti-Atlas. Gauche, droite, gauche, droite — mais le bitume semble peu adhérent, donc je me calme aussitôt et profite plutôt de la pierre couleur rouille et cuivre qu'éclaire un soleil descendant. Après l'aridité suffocante que je viens de traverser, je suis pris de court par le changement brutal d'ambiance ; certes principalement dû à la lumière. Cette lumière pré-crépusculaire baigne le paysage dans un orange saturé qui contraste avec la température qui fraîchit doucement. C'est un crépuscule quasiment espagnol qui s'installe, et je m'attends presque à voir des cactus parmi les arbustes secs. La circulation croît en densité. Je vois qu'il me reste peu de kilomètres à parcourir, mais l'heure d'arrivée estimée est curieusement tardive…
       À Lakhssas, je bifurque à gauche pour entreprendre la dernière étape. Plein ouest vers Sidi Ifni, qui est enfin régulièrement signalée sur les panneaux. Le soleil continue de descendre en inondant de ses rayons de miel cette campagne vallonnée qui se déroule devant moi. Les maisons rurales se multiplient, les cultures s'élargissent, les animaux peuplent ce véritable tableau bucolique. La Toscane m'effleure l'esprit — en fait, ce n'est plus du tout la chaleur du désert qu'évoque ce paysage, mais la douceur méridionale.
       Il me faut encore un peu de temps pour réaliser que ce magnifique crépuscule signifie que je suis bien parti pour arriver de nuit à Sidi Ifni, et que si Maps prévoit une heure et demie pour moins de quarante kilomètres, c'est que je ne suis pas encore sorti de ces collines. En conséquence de quoi, je décide d'interrompre mes flâneries et d'adopter un gros rythme. Ces pneus sont top ; une fois bien rodés, je roule comme avec mes anciens Battlax. Pas la moindre hésitation d'adhérence. Progressivement, les collines pointent plus aigu, plus haut, et la route devient plus emberlificotée. Oups.

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       Au détour d'un virage sur la P1918, qui surplombe Khmiss de Tioughza au loin, j'ai juste le temps de capturer la dernière lueur du soleil avant que celui-ci ne disparaisse dans une épaisse ceinture de nuages. En fait, vers l'océan, le ciel est complètement bouché par une couette de nuages gris anthracite. Ma première pensée est de maudire en avance l'orage qui visiblement menace… Sauf qu'il n'y a ni orage, ni pluie. Mais le ciel s'assombrit désormais très vite. Je bombarde pour traverser les dernières collines qui se multiplient quasiment jusqu'au bord de l'océan, et j'arrive enfin, à la tombée de la nuit, en vue de Sidi Ifni — que j'aurais dû atteindre deux heures avant, sans les rencontres fortuites. La route plonge sur la ville scintillante de lumières urbaines. J'emprunte la grande avenue qui relie la ville même au quartier excentré où se trouve mon logement. Je respire l'iode. Le matin dans les dunes, le soir à l'océan.

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       Le quartier, typiquement marocain, est planté de maisons hautes et austères, dressées sur ce qui, pour nous, est plus ou moins un terrain vague. Dans la toute dernière lueur diffuse du jour, les ombres totales donnent au quartier un aspect menaçant, mais tout est calme et personne ne vient m'embêter tandis que j'attends les instructions précises de mon hôte. Après quelques minutes, un jeune homme (le fils, peut-être), Mehdi, vient me guider. La maison offre son dos à la rue et l'entrée fait face à l'océan, donc ma moto sera garée hors de vue, ce qui est toujours appréciable. En dépit de l'heure tardive — vingt heures passées — Mehdi m'offre le thé sur la terrasse qui donne sur l'océan, et me tient compagnie pour un brin de conversation assistée par Google Traduction. Le sens de l'accueil, indéfectible.
Modifié en dernier par Qohen le 24 mars 2024, 17:25, modifié 1 fois.

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Re: Marc o' Maroc 2024

Message par ZeDab »

:respect merci, encore :respect
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ZeDab est ambassadeur extraordinaire et plénipotentiaire d'Alsace-Vosgistan, sa moto est protégée par l'immunité diplomatique.
(merci, Disderi !)

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Qohen
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Re: Marc o' Maroc 2024

Message par Qohen »

ZeDab a écrit :
10 mars 2024, 23:20
:respect merci, encore :respect
Ça arrive :mrgreen:

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Flan
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Re: Marc o' Maroc 2024

Message par Flan »

Merciii :lisezmoi :popcorn :cafe
Excuse me but I have to explode....
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Jour 11 | SIDI IFNI, LEGZIRA

Message par Qohen »

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       Après ces quelques jours passés dans le désert, j'avais envie d'océan. Je vais rester deux nuits ici, donc aujourd'hui — flânerie. Il paraît qu'on est ici sur les franges du Maroc littoral touristique. Que le tourisme est encore peu développé dans ce coin. Qu'on ne vient à Sidi Ifni qu'intentionnellement, pas par accident.
       La ville se prélasse en pente, face à l'océan, groupée autour de quelques vestiges de l'occupation espagnole lointaine. Au point du jour, j'enfourche la bécane pour parcourir l'avenue ridiculement grandiose et surdimensionnée qui mène au centre-ville. L'avenue descend jusqu'au niveau de l'océan avant de remonter vers la ville, offrant ainsi un point de vue dégagé sur les habitations blanches et crème étagées au bord des vagues. La lumière matutinale tarde à surmonter les collines à l'est, mais lorsque les rayons percutent enfin les façades tournées vers l'océan, la ville s'éveille comme un chat qui se chauffe le dos au soleil.
       Dans le centre-ville, il n'y a quasiment personne. J'ai tout loisir de déambuler d'une relique espagnole à l'autre avant de trouver un café. Deux jeunes me croisent, et l'un me demande de l'argent pour manger, visiblement pas dérangé de porter un survêtement neuf et de mendier un croissant. Je lui dit que j'ai besoin de ma monnaie pour manger, moi aussi, et il n'insiste pas. Je dois être bien chanceux, car c'est là toute l'étendue du « harcèlement » que je subis.

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       Le seul café ouvert s'étale sur une terrasse surplombant l'océan. Les nuages de la veille sont en train de dégager progressivement le ciel. Les pavés propres et bien alignés, la balustrade peinte et épaisse, les tables et chaises bien disposés détonnent avec mon expérience des jours passés. On est peut-être au bord du Maroc touristique, ou bien est-ce l'héritage espagnol qui perdure, mais il y a une atmosphère sensiblement plus européenne ici. Même le serveur est moins chaleureux — un signe qui ne trompe pas ? Il s'adresse à moi en arabe, pensant que je suis Arabe. Et ce n'est pas le premier — une bonne douzaine de fois en ces trois semaines, on s'adresse directement à moi en arabe, puis l'on me demande si je suis Arabe, Marocain voire Berbère (!). Je sais que j'ai de l'Afrique en moi par le Mozambique, mais quand même… Qui sait, ça expliquerait peut-être cette affinité que je sens avec les nomades.
       Le petit déjeuner aussi est plus européen. Un peu d'amlou, des olives et de l'huile d'olive, du pain marocain, mais la qualité d'ensemble est plus quelconque, les quantités plus mesurées et le prix un peu plus élevé que dans mes coins perdus. Le café, malheureusement, est un bête espresso — un de ces cafés industriels qui n'a d'italien que le nom.
       Le centre de Sidi Ifni n'est pas grand et on le parcourt rapidement à pieds. Plus en amont se trouve le souk, mais c'est plutôt le front de mer qui m'intéresse. Je descends les terrasses aménagées, longeant les bâtiments blancs, dans une ambiance de station balnéaire fermée pour travaux. La promenade s'assoupit sur l'accès à la plage, encadré d'un hôtel et d'un restaurant. Peu avant, depuis le surplomb, j'ai aperçu le parking à camping-cars où s'alignaient une bonne trentaine de véhicules. Pas génial pour l'économie locale, tout ça. Je descends jusqu'au bord de la plage où je croise finalement autant d'Européens que de Marocains. Il n'y a rien d'exceptionnel ici, pourtant Sidi Ifni reste un bon souvenir. Je crois que même si mes sentiments sont partagés, j'aime l'ambiance balnéaire — surtout quand elle est excessivement calme.

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       Feuilletant toujours le Michelin, je regarde ce qui se trouve alentour. Sur Maps j'aperçois un point de vue un peu plus au nord, avec un peu de piste pour y accéder. L'idée de vadrouiller sur les pistes au bord de l'océan me plaît assez. Une quinzaine de minutes plus tard, je cherche le début de ladite piste, mais malgré les indications de Maps, je ne vois rien qu'une dépression rocheuse menant à la flotte. Quelques centaines de mètres plus loin, je discerne une piste qui bifurque de la route, et décide d'aller jeter un œil. La piste mène aussitôt à une enceinte gardée marquée « Kasbah Legzira ». Bien. Mais la piste se dédouble à gauche et rien n'est indiqué. Je m'engage et tombe, après un virage, sur un vague parking surplombant l'océan. Je laisse la moto sur place, sous la surveillance d'un petit vieux qui m'informe que c'est dix ou vingt dirhams (je ne sais plus).

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       Le sol terreux, rougeâtre, laisse supposer que l'endroit est en travaux, mais je suspecte qu'il a déjà acquis sa forme définitive — l'« aménagement » n'a pas tout à fait le même sens ici que chez nous. Je descends la pente raide qui mène à la plage et me trouve dans une toute petite allée encombrée de cafés et de restaurants. Toujours très peu de fréquentation. Les terrasses (de simples parallélépipèdes de béton) sont posées sur la plage, et devant elles d'autres tables et chaises posées directement sur le sable. Sur la droite, une dizaine de quads garés, et juste à côté, quelques dromadaires attendent les touristes. La juxtaposition est un peu lunaire. Un peu plus loin, derrière la collection d'auberges juxtaposées, un bras de roche rouge carmin embrasse la plage. De l'autre côté, vers le sud, au bout de la petite ruelle, même chose. La plage est enserrée dans cette échancrure protectrice.

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       Un jeune Marocain à casquette m'aborde et interrompt mes rêveries. Non, je ne suis pas Marocain, héhé, mais bien Français. Son style à lui s'approche un peu plus de la tchatche, et il rayonne de bonne humeur. Je lui commande un café, puis vais acheter une cigarette — à l'unité. Je prends place face à l'océan, et me coule dans une appréciation détendue de l'instant présent.
       Bien que je n'aime ni la foule, ni les hauts lieux touristiques, ni le bruit, ni l'ambiance vulgaire des soirées branchées, j'ai bizarrement une certaine appétence pour l'atmosphère chill balnéaire. Un peu à la Café Del Mar, sans le m'as-tu-vu et le glauque d'Ibiza. Un mélange de la mélancolie du crépuscule sur la mer et de la nostalgie de quand on croyait que tout était possible. Avec juste assez d'impersonnalité mesurée autour de soi, dans l'esthétique de l'établissement ou la musique chillout, pour l'apprécier au seconde degré, dans cette distance savamment cultivée qui empêche d'être ébloui et submergé par le lieu et l'atmosphère, et maintient ainsi chacun dans les limites de lui-même, baignant dans le spleen qu'inspire l'inconsistance de ce décor qui fait écho au doute existentiel sur notre propre épaisseur.
       Je passe une bonne heure assis à observer les mouvements qui m'entourent comme un inspecteur de la réalité, inséré mais détaché, ceint mais isolé. Il y a peut-être en tout et pour tout, entre les terrasses et le bout de la plage, une trentaine de personnes, hors locaux. Personne ne crie. Personne n'emmerde personne. Le zeitgeist est net comme l'air des sommets, tranquille sans complication — simplement débarrassé de l'hystérie occidentale. Nul besoin d'imposer une discipline. De ce que je perçois (mais peut-être suis-je naïf, fatigué, ou biaisé), le respect et la civilité sont naturels. Et j'observe des choses simples, si éloignées des distorsions psychotiques de nos médias. Une femme voilée qui joue au foot avec son fils sur la plage. Une touriste en bikini qui se baigne puis prend soin de s'enrouler d'une serviette avant de s'adresser à un local. Une famille dont le patriarche porte une chéchia et la barbe, la femme est voilée, mais qui se promène tranquillement aux côtés d'Occidentaux torse nus à la peau laiteuse. Les quads qui circulent sans ensabler les gens. Pas de rabattage agressif. Et personne qui emmerde les dromadaires (à part un fromage blanc, évidemment). Des mondes, des cultures tissent un canvas commun l'espace de quelques heures dans une décontraction et une civilité totales. C'est ce que j'observe et ressens, là, sur cette terrasse. Suis-je un peu bête de m'émerveiller ainsi ?

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       Je préviens mon serveur que je vais aller marcher sur la plage, et que je serai de retour pour déjeuner. Il me propose de garder mon casque — ou plutôt, il me le prend des mains. Je ne doute pas qu'à côté du plaisir de rendre service, il y a aussi le bon vieux truc de t'obliger à revenir. Le sable est humide et compact, c'est à peine si j'imprime mes semelles dessus.
       Mon serveur, voyant le casque, m'avait suggéré d'aller rouler sur le sable. Tu as quoi ? Honda Transalp. Heyyy pas de souci, j'en vois des bien plus grosses que celle-là rouler sans problème sur le sable ! Je me suis souvenu, après, que j'avais vu la vidéo de deux mecs en vieilles Transalp ou Africa Twin rouler sur cette même plage, un bon kif. Mais après le sable de M'Hamid et le lavage la veille, je ne suis pas très tenté… En repartant, j'ai un peu regretté de ne pas avoir essayé. Kabil ne m'aurait pas laissé le choix. Ce qu'on peut être bête, parfois.
       Je longe la plage du nord au sud. Au sud, je vois ce qui fait la renommée de cette plage (que j'ai découverte a posteriori) : l'immense arche rouge et rugueuse comme une artère fémorale couverte de cristaux de sucre, qui part de la côte et plonge dans l'océan. Il est difficile de rendre compte de la taille de cette curiosité géologique — et sa coupe quasi ronde complique encore le rendu photographique. Elle est vraiment immense. Je déambule et m'amuse à crapahuter sur des rochers un peu plus loin — comme quand j'étais gosse. Je m'arrête un moment devant l'océan, bercé par le bruit des vagues qui s'écrasent sans ménagement sur mon rocher. Bon. Comment je redescends, maintenant — comme quand j'étais gosse.
De retour à ma terrasse, c'est l'heure du poisson grillé. De la plage à l'assiette, grillé sur l'allée devant la cuisine. Avec frites et salade, pour la bagatelle de soixante-dix dirhams. On se met bien. Évidemment, les chats sont au garde-à-vous, attentifs au moindre de mes gestes. Je demande au jeune si c'est toujours aussi calme en cette saison. Non, d'habitude, beaucoup de business. Mais depuis le covid, ça peine à revenir. Coup de bol pour moi. Avec deux fois plus de monde, pas sûr que je me serais arrêté. Alors que là, je ne me sens aucune envie de partir.

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       Deux heures plus tard, par curiosité, je prends la route qui longe la côte en direction du sud. Je flâne sur une vingtaine de kilomètres. Je songe à la route du grand sud, à ces noms exotiques parce qu'encore plus lointains, bien que je me trouve en cet instant plus proches d'eux que de mon point de départ : Tantan, Tarfaya, Cape Juby, Laayoune, puis Dakhla, Nouadhibou, et enfin La Güera, le village fantôme situé à l'extrême pointe sud du Sahara Occidental, auquel on ne peut accéder sans passer par la Mauritanie, et où j'imaginais complaisamment séjourner en anachorète avant de revenir sur mes pas et de rentrer en Europe, enrichi d'une sagesse nouvelle…
       Et puis, pragmatiquement, je sais qu'il n'y a pas grand-chose là-bas, pour ne pas dire rien. Mille-quatre-cents kilomètres aller, mille-quatre-cents kilomètres retour, bordés de rien. De longues heures de solitude dans son casque — mais pas besoin d'aller si loin, pour ça. Descendre si bas, juste pour dire d'y être allé ?… Je ne sais pas. Je n'ai rien à y chercher. Rien à y trouver — certainement pas une réponse, un sens. C'est l'erreur classique, l'écueil qu'on oublie et redécouvre régulièrement : où qu'on aille, on ne s'y rend jamais qu'avec soi-même. Ce que je n'ai pas trouvé, ici ni ailleurs, il n'y a guère de chance que je le trouve là-bas — plus qu'en France. Le continent encore incomplètement exploré, c'est avant tout celui de mon âme.
       Je pèle les kilomètres en hésitant à faire demi-tour. Et si je continuais encore un peu ? Et là ? Est-ce que je fais demi-tour ? Dans la vraie vie, il n'y a pas de fondu au noir (enfin, il n'y en a qu'un). La vraie vie, c'est ce qui survient après la conclusion des contes, après le générique de fin, après la réplique implacable. Tout continue, tout simplement. J'aimerais presque que le rideau tombe à cet instant et m'offre le luxe de suspendre mon indécision à jamais, sauf que ce n'est pas ainsi que ça marche. Au loin, le ciel est blanc, pourtant il n'y a pas de brouillard. L'épaisseur des embruns, je suppose. En photo, ça évoque un matin dans les Highlands, mais non, il s'agit bien d'une après-midi ensoleillée au sud du Maroc. Je fais demi-tour dans un silence étrange et immobile, et reprends le chemin de Sidi Ifni avec le sentiment de laisser une petite part de moi-même sur ce bitume indifférent.

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ZeDab
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Re: Marc o' Maroc 2024

Message par ZeDab »

ahhh enfin :mrgreen:

Ça valait (encore) le coup d'attendre... :zen

Quel style, Qohen, quel style ! :respect :prof
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ZeDab est ambassadeur extraordinaire et plénipotentiaire d'Alsace-Vosgistan, sa moto est protégée par l'immunité diplomatique.
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Re: Marc o' Maroc 2024

Message par Qohen »

ZeDab a écrit :
12 mars 2024, 21:50
ahhh enfin :mrgreen:

Ça valait (encore) le coup d'attendre... :zen

Quel style, Qohen, quel style ! :respect :prof
:gloup Avec plaisir !

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Re: Marc o' Maroc 2024

Message par claude19 »

Encore un beau récit. Merci
Descendre vers la Mauritanie, c'est vrai que c'est raplapla et tout droit, MAIS que c'est beau 😍 , avec du recul...je ne regrette pas d'y être allé 😍 je suis prêt à y retourner , malgré la très forte chaleur +de 50° j'en ai ch*er mais je vais y retourner 😍
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Je pratique le métier le plus dangereux du monde : RETRAITÉ, personne n'y a survécu.

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Re: Marc o' Maroc 2024

Message par dgero »

En tant que lecteur de PIF Gadget et Joe Bar Team, je dois dire que l'exercice n'est pas Zézé pour moi :pasmafote

Tu me verrais Qohen :lol: , je suis attiré par ton récit mais que de matosss pour y arriver. :roll:
Le PC sur les genoux, mon gros larousse à droite, mon bol de café à gauche, une clop au bec, une cendre sur le clavier et je pars en Road Trip grâce à Qohen :-D :love

J'apprend le cour du Dirham, que je ne suis pas anachorète :peur
Je jubile en disant, çà y est je l'ai !!! wow La faute... :warf , peut-etre un correcteur automatique :ouioui "Matutinale"....et bin non, Qohen a raison :ouioui :pasmafote

Tout çà m'inspire :ouioui et j'ouvre Le concours en grande pompe, après "THE VOICE" sur TF2, on ouvre "THE PLUME" sur TRANSALPAGE :premier


Tinkiou Qohen, :respect
Cdt Dgero :signe :fume
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Re: Marc o' Maroc 2024

Message par Qohen »

@dgero :lol: :lol: :lol: :lol:

Chercher à éviter les répétitions c'est un bon moyen d'apprendre de nouveaux mots :mrgreen: :prof

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Jour 12 | SIDI IFNI À TALIOUINE

Message par Qohen »

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       Bien avant de partir, avant même de commencer à préparer le tracé, j'avais en tête de faire un tour du Maroc — un tour géographique. Je pensais descendre par l'est pour une immersion immédiate dans les campagnes éparses, chercher le désert au sud, puis remonter par la côte, par la route facile, pour me reposer des aventures précédentes. Mon ancien voisin m'avait, quant à lui, conseillé de faire l'inverse : commencer par la côte balnéaire, familière, et m'immerger progressivement dans le Maroc profond. Bon, pour être honnête, je pense qu'il ne prêtait pas trop attention audit Maroc. Si je m'étais arrêté à ses recommandations, je n'aurais, en réalité, jamais quitté les hôtels de la côte. C'est son univers, et il me l'a bien vendu ; mais je n'entendais parler que d'Agadir, Essaouira, Marrakesh. Que des lieux où, après une courte réflexion, je n'avais aucun désir d'aller.
Depuis Sidi Ifni, du coup, et après avoir écarté la possibilité jamais réellement envisagée de poursuivre vers le sud, j'avais deux options : prendre vers le nord par la côte ou retourner vers l'est. Si j'avais eu, en partant, une vague idée du tracé aller, je n'avais pas vraiment réfléchi au tracé retour. Ce qui a décidé du tracé, finalement, ce sont deux choses : le fait que je n'aie pas vraiment envie de repasser dans le nord, et une rencontre.
       Et puis, j'avais prévu de repasser par Ouarzazate, car les cols Tizi n'Tishka et Tizi n'Test étaient sur ma liste. Tafraoute était sur le chemin, avec ses fameuses couleurs tant vantées par le Michelin — et dont, pour cette raison, je me méfiais un peu. « Il faut passer une nuit à Tafraoute… » Ce genre d'injonction m'a toujours fait tiquer. Enfin. Plein est, donc, mais un peu au-dessus de la route du désert. À travers l'Anti-Atlas. Dans le sens de la longueur.

       Comme la veille, l'Atlantique, le matin, est surprenamment brouillé et diffus. En partant de Sidi Ifni, de mon quartier gris et immobile, sur une route quasiment vide, l'air est balayé d'embruns. Au Portugal, l'horizon est clair, le ciel précisément découpé sur le rasoir de l'océan. Ici, à huit heures, je file à travers une poche de gris lumineux, assez dense pour masquer le ciel et l'océan, mais assez légère pour être impalpable sur mon passage. On dirait… la texture de fond d'un niveau de jeu vidéo, lorsqu'on atteint les limites de la carte ou qu'on réussit à tomber à travers le décor, dans un dégradé infini et sans repère. Ce n'est pas l'aube glorieuse que j'avais espérée. Je repense à la plage de Legzira, et comme je m'y sentais bien. Je l'ajoute à la liste des endroits où je reviendrai, sans aucun doute. Mais je me dis aussi que ce moment était la coïncidence de l'environnement et de mon état d'esprit — en revenant, je prendrais le risque de ne rien retrouver de ce qui m'avait ému. Je sais, mon cher vieux Héraclite, on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve.

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       On m'a dit que Mirleft est joli, je songe à m'y arrêter pour petit déjeuner en terrasse. Mais dans cette atmosphère grise et humide, en remontant l'avenue bordée de terrains vagues ou en construction, la ville n'a aucun attrait. Elle invite même à ne pas s'arrêter ; les maisons hautaines sont plantées ça et là sur la terre, autour du centre-ville, dans un désordre farouche, et je vois plus d'épaules voûtées que de sourires sur les trottoirs longeant des façades de commerces pratiquement toutes fermées. Dans ce tableau peu amène, la saleté me frappe particulièrement — alors que j'y suis maintenant habitué. Les accotements jonchés de détritus, je m'y suis fait aussi, mais là encore, comme si chaque aspect renforçait exponentiellement l'impact des autres, j'en suis un peu choqué. Je traverse Mirleft et continue ma route. Mon autre excuse, c'est que le soleil n'est pas encore là pour illuminer et réchauffer une terrasse.
       Je n'aurai pas l'opportunité de voir l'océan, ce matin, seulement les collines soupirant jusqu'au bord abrupt de la côte et s'évanouissant dans le gris. La route bifurque vers l'intérieur des terres, à l'instant où le soleil érupte des collines, et je fonce dans sa direction et arrive sans tarder à Tiznit. Michelin lui consacre une paire de pages. Le vent a balayé cette espèce de brume et j'arrive en ville sous un ciel bleu. N'ayant toujours pas goûté les pâtisseries marocaines, et trouvant étonnamment peu de boulangeries-pâtisseries sur la route, j'avais repéré sur Maps la « meilleure » pâtisserie de Tiznit. Je m'y rends au fil de rues brunes et sans âmes.

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       Le trottoir est immense mais il y a pas de terrasse, seulement trois petites tables dans un intérieur brillamment éclairé, modernement meublé et cliniquement propre — européen, quoi. L'étal est fourni, mais… que des pâtisseries européennes. Croissants, pains au chocolat, éclairs, mille-feuilles, etc. Avec quelque difficulté, j'essaie de faire comprendre à la vendeuse que je cherche des pâtisseries marocaines, du Maroc, traditionnelles. Il n'y en a pas. Dépit. Je me rabats sur un pain au chocolat pour accompagner mon café. Je suis le seul client et j'ai pourtant la vague impression de déranger mon interlocutrice. Je m'attable et c'est le patron qui vient me servir, souriant et accueillant. Je me sens un peu paumé, là sur cette table minuscule dans un coin de la pièce, avec mon lourd équipement dont la saleté résonne dans cette propreté de laboratoire. J'avale mon petit-déjeuner sans traîner et reprend la route.

       Peu après Tiznit, la longue ligne droite laisse place de nouveau aux reliefs, et le paysage reprend l'allure de celui que j'avais traversé en arrivant sur la côte. Les collines pointues d'abord, encore verdâtres, entre lesquelles gigote une route endormie. Ni montagne, ni vallon, ni vert, ni brun, le paysage semble se repaître dans l'indécision. Ou peut-être n'est-ce que la projection de ma propre indécision entre m'engager encore plus avant dans la vadrouille et revenir sagement en arrière pour limiter les dépenses. Pour un peu, sans repères sur cette terre, je pourrais croire que je suis en Auvergne — il y a même une glissière de sécurité continue, c'est dire.

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       Dans ce matin blanc, sans caractère ni odeur, je roule comme sans inertie. Incertain de mes étapes du jour, incertain de la suite. Incertain des jours passés. Imperceptiblement, le tapis végétal se dégrade en picots verts soigneusement aligné sur les pentes roussies. Les arbustes, même vus d'ici, sont secs — le bénéfice de la proximité de l'océan est déjà quasiment perdu, et je me demande si cette région fait techniquement partie du désert. La roche qui m'entoure se défait de son enveloppe sage et retrouve son visage familier. L'ocre et la couleur de l'argile sec recouvrent des roches plus coupantes, des crêtes plus raides. Je suis revenu dans les altitudes montagnardes, et comme après un sas, je suis déversé dans une plaine rouillée encerclée de pics lointains, que traverse cette route craquelée en reliant des villages pas encore réveillés. Sur l'accotement, des doigts crochus, parfois un bâtiment qui est à la fois café, épicerie, garage, agence télécom… Pour un peu, j'entendrais le cri d'un aigle. Le ciel, profond, dur, pèse déjà de tout son poids sur ce théâtre essoufflé.
       L'Anti-Atlas n'a pas le même visage que le Haut-Atlas. Moins haut, moins altier, il est aussi d'aspect plus chaud. Il ressemble davantage à un désert d'Amérique Centrale : escarpé, orange, troué d'une végétation qui refuse de renoncer. Au lieu de lignes droites, des virages — innombrables, ininterrompus, qui me divertissent de ce pays de mort. Parfois, une dépression ou un ravin dégagent la vue sur un bassin plat caréné de protrusions acérées, et je dois garder un œil attentif sur mes trajectoires pendant que défile le panorama. Je ne sais pas trop où je suis. Montagne ? Désert ? Les deux à la fois ? Comme un écho ironique de mes errances, cet endroit indéterminé semble figé en pleine mutation entre deux états… un peu comme je flotte entre deux situations déterminées.

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       Après des dizaines et des dizaines de virages négociés entre les bavures pierreuses venues s'échouer sur le bitume de l'homme, la route se déplie un peu, le relief s'ouvre, et une ligne pratiquement droite amène directement à Tafraoute. Bien avant d'atteindre le centre-ville, c'est le fameux granit rose qui signale l'emplacement de ce dernier. Ses cimes arrondies et dodues, couleur chair, resplendissent sous l'éclat matinal. Leur aspect est surprenant, à n'en pas douter, mais — après ce que j'ai vu au cours de ce voyage — mérite-t-il les dithyrambes que multiplie le Michelin ? J'en doute un peu.
       La route, sur plusieurs kilomètres, littéralement jusqu'à l'avenue du centre-ville, est ondulée, sableuse et poussiéreuse ; comme en travaux, mais aucun symptôme de réfection ou d'entretien n'est visible. Pas vraiment agréable, surtout dans un lieu si réputé internationalement. À mesure que j'avance, le lieu dévoile différentes façades. Les couleurs sont un peu plus marquées à l'approche de la mosquée qui se dresse, impeccable, au-dessus de la plaine. Je reconnaît les photos du guide. C'est joli — ni commun, ni extraordinaire. J'avoue que j'ai un peu de mal à comprendre l'emballement pour cet endroit. En tous cas, sa réputation fonctionne, car dans les derniers hectomètres de mon approche, je longe un grand parc à camping-cars pratiquement plein. Au milieu de cette riche palette de couleurs chaudes, soixante à quatre-vingts taches blanches. Par réflexe, je tourne la tête — j'arrive dans la ville même.

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       Basse saison ? Probablement. Tafraoute est quasiment inactive. Aucun véhicule ne circule. Il y en a tant, des villes qui ne vivent qu'en haute saison. Dont l'économie repose très largement sur le tourisme. Hélas.
Je cherche — encore — un café où manger un bout. Presque rien n'est ouvert. Là ! Avec terrasse. Demi-tour, je me gare, prends mes affaires que je pose à l'ombre devant le café. Il n'y a rien à manger ici, me dit-on (en anglais). Je soupire. Où, alors ? Plus haut, au niveau du giratoire. D'acc. Je laisse mes affaires là, devant, et je reviens dans deux minutes. C'est mieux de les rentrer, sidi. Je reste interloqué une demi-seconde, puis je renfile mon blouson et tend mon casque derrière le comptoir. Je redescends les marches et entreprends de chercher cette boulangerie, équipement sur le dos, par vingt-cinq degrés, en plein soleil. Non, je n'ai pas vraiment d'affinité avec cette ville, pour le moment.
       Je cherche, je tourne. J'interpelle Maps pour m'aider à trouver cette boulangerie. L'application me désigne un coin de rue où les volets sont tirés. Je cherche ailleurs, rien ; restaurant, ou rien. Je retourne au café, réclame mon casque, présente mes excuses et redémarre Shelly. Allons voir ailleurs. J'ai un vague souvenir qu'il y a des rochers peints, pas très loin. Pardon, hein, je ne suis pas resté, mais tout cela me semble un peu surfait. Ville à touristes — pas d'âme, pas de vie, pas d'effort.
       Oh, et n'oublions pas de faire le plein d'essence.

       Je m'arrête dans une station Afriquia à la sortie de la ville et aperçois une moto arrêtée à côté d'une des pompes. Plaque belge. Je me positionne pour mon plein, presque à hauteur de la CB500X vert armée. C'est ainsi que je tombe sur Boris. Il tourne la tête, et je lance un « Salut ! » avec un grand sourire. Tu viens d'où, tu vas où, etc. Après quelques minutes et une poignée de main, comme on continue plus ou moins dans la même direction, on se propose de faire un bout de chemin ensemble. Au fil des questions et réponses, les points en commun s'accumulent.
Pour commencer, on a le même âge. Ensuite, on en est au même point dans notre vie. Lui aussi a récemment quitté son job et décidé de tailler la route ; mais il ridiculise mon voyage. Avec le permis en poche depuis seulement avril 2023, il est sur la route depuis presque cinq mois ! France, Espagne, Portugal, maintenant Maroc, et ensuite Italie, avant de retourner en Belgique sur le coup des six mois. Respect. Et sa CB500X 2019 remplit parfaitement sa mission. Enfin bref, on a encore pas mal de route, donc on ferait mieux d'y aller.

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       Taliouine, donc, pratiquement au-delà de l'Anti-Atlas. Sauf que toutes les routes principales traversent le massif du nord-ouest au sud-est, alors que nous allons le traverser… du sud-ouest au nord-est. La moyenne prévue n'est pas encourageante. C'est pourquoi on s'est rabattu sur Taliouine pour la nuit, et non Ouarzazate.
       Boris prend la tête, car il connaît la route : il l' prise en arrivant de Taroudant. Isolée, solitaire, me dit-il, d'où la nécessité de faire le plein avant de s'y engager. Les premiers kilomètres sont un peu hésitants, le temps que chacun trouve le rythme commun. Quand on roule quasi exclusivement en solo, surtout dans son cas après plus de quatre mois seul sur la route… Je suis toujours un peu sur mes gardes quand il s'agit de rouler à plusieurs, même à deux. Mais là, ça va. La CB500X n'est pas une fusée, et malgré son remarquable parcours, Boris est encore un peu vert. Assez rapidement, il se trouve tout aussi satisfait de se ranger à ma suite et de me laisser imprimer le tempo.

       Du plateau de Tafraoute, nous prenons encore de l'altitude à travers des enfilades de brisures escarpées dominant des villages à moitié morts. Je ne vois aucune culture, contrairement aux gorges du Dadès, malgré les nervures tracées sur la terre comme des motifs dessinés par injection de silicone sous la peau. Des monticules brisés et coupants s'élèvent parfois, comme des vigies, des troncs de roche aux parois raides. Le jaune pâle de la terre sableuse qui reflue sur le bitume se dégrade en orange terracotta sur les hautes pentes et les sommets. J'ai de nouveau une vague impression d'Espagne. Les quelques rubans rectilignes étirés entre les monts comme un podium pour notre défilé s'interrompent vite pour laisser place à de grandes courbes lascives. Ce bitume de réseau secondaire est usé. Sur cette première partie, les nids-de-poule se multiplient par endroits, tandis qu'à d'autres, des plaies ouvertes nous font passer dans la terre, les cailloux et le gravier pour remonter sur le bitume un peu plus loin. Même avec des pneus route presque lisses, la CB500X fait le travail.

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       Au détour d'un virage, le regard tombe aligné sur une immense vallée qui s'étire presque jusqu'à l'horizon. La vue s'ouvre, le ciel coule plus bas sous les pics. L'échelle spatiale augmente d'un cran. En regardant derrière, on réalise qu'il n'y a désormais plus rien autour de nous. C'est une traversée qui commence. Et la route, de nouveau, sans fin — les tirets au centre de la chaussée égrenant la distance en un compte régulier comme un métronome et absurde car s'estompant dans un début indéterminé.
       Au milieu du mouvement, dans l'instable éphémérité du présent — cette réalité en creux qui n'est ni le passé ni l'avenir — où se trouve le début du voyage ? Quand finira-t-il ? Suis-je parti quand j'ai pensé au Maroc pour la première fois ? Quand j'ai signé la fin de ma mission ? Quand j'ai posé une roue hors du ferry ? Puis-je affirmer que je serai vraiment un jour rentré de ce voyage — que je suis jamais rentré d'aucun voyage — que je pourrai estimer qu'un jour, les dernières bribes de conséquence du million de stimuli que constituent le séjour strict, les ultimes ramifications filandreuses de tout ce qui m'a, de près ou de loin, touché, pourrai-je un jour affirmer que là s'arrête leur action ? Qu'à cet instant précis, tout ce que ce voyage a été avant, pendant et après les deux traversées, tout ce que j'en ai rêvé, vécu et digéré aura cessé d'avoir un rôle dans qui je suis ?

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        Au fil de notre ascension, le paysage se dépouille encore. Les montagnes qui nous encerclent désormais se fondent en une indistinction beige que vient couper le ciel de plus en plus désaturé. Les sommets ne sont plus séparés des vallées et sous la lumière du zénith, l'absence d'ombre estompe les perspectives. Cette mer de roche semble s'aplatir autour de nous comme un unique premier plan — un livre à déplier mal fabriqué.
L'épuration du monde qui m'entoure me rend jaloux. J'aimerais ardemment éclaircir mon esprit comme les cimes pelées de cette montagne surmontée d'un ciel sans tache et sans épaisseur. Virer tous les obstacles à ma vue et réduire toutes les pollutions mentales à des grains inertes, comme ces cailloux et rochers qui n'ont pas plus de consistance dans cette soupe de beige que du bruit photographique. J'aimerais que mon esprit se taise. J'aimerais glisser sur cette route avec une clarté d'esprit aussi pure que le paysage alentour. Mais partout, même sur les plus hautes cimes nietzschéennes, je ne peux prendre congé de moi-même. Les virages se multiplient et se confondent comme créés à la volée par génération spontanée aléatoire.

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       Quand je jette un œil dans mon rétroviseur, je vois un nuage de poussière s'élever derrière le talus que je viens de contourner. Sans réfléchir, je fais immédiatement demi-tour. Derrière le virage, Boris courait dans ma direction, et quand il me voit, il repart dans l'autre sens. Je contrôle la route en amont et me gare. La CB est couchée en travers, la roue arrière dans la caillasse du petit fossé longeant de la route, l'avant sur l'accotement. Visiblement, Boris n'a rien.

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       Première chose, ne pas paniquer, sécuriser la zone — vu la circulation fantomatique, pas difficile. Je commence par dédramatiser la situation : calmer Boris, s'assurer qu'il n'a rien et ensuite, que la moto n'a rien. Vu la caillasse, c'est assez remarquable qu'il n'ai rien eu, et que la moto n'ait subi que des éraflures sur le crashbar, le carter et la valise gauche. Ce n'est qu'une fois arrivés à l'auberge qu'on a commencé à réaliser que si la chute avait été grave, on aurait été sacrément dans la merde. Il aurait fallu attendre très longtemps avant que n'arrivent des secours.
       On redresse la moto, puis j'instruis à Boris de passer la première et de la remonter doucement, nous de chaque côté pour la tenir et l'aider. La pente est bien à quarante ou quarante-cinq degrés, couverte de cailloux, et ses pneus n'ont pratiquement plus de sculpture. Il galère à passer la vitesse. Je lui explique qu'il faut presser le sélecteur et bouger un peu la bécane d'avant en arrière pour aligner les crabots. Klonk. Parfait. Gaz. Le moteur tourne rond, à la poignée et à l'oreille, aucun problème mécanique. Un local qui passait par là s'arrête et vient aussitôt nous donner un coup de main. Après quelques patinages, la CB remonte docilement sur la route. Notre assistant inattendu nous dispense quelques précautions sur ces routes de montagne, et reprend sa route avec un signe de la main.
       Maintenant, la photo souvenir ! Je ne fais que transmettre la sagesse de Kabil…

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       Le truc bête, vraiment : la musique dans le casque, les yeux fixés sur moi et non sur la route, une demi-seconde à rêvasser, et immédiatement, la sortie de route. Les dix mètres parcourus dans le fossé sur les cailloux l'ont bien ralenti, si bien qu'il n'a — heureusement — couché la meule qu'à la toute fin. Il s'en tire avec un bleu, et la CB avec deux cicatrices de guerre. Ou trois : la valise latérale gauche a pris tout le choc et les crochets en plastique sont pétés. En forçant un peu, le crochet verrouillable en métal s'ajuste et tient. Ça suffira bien pour le reste du voyage. Le crashbar a un peu plié, il touche presque le carénage, mais il a rempli son rôle. Après un peu d'eau pour se calmer, Boris remonte en selle et nous reprenons la route avec un rythme plus posé (pas de musique !), ne serait-ce que pour s'assurer que la moto n'a pas subi d'autres dégâts, peu visibles.

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       Nous reprenons notre traversée de la planète Mars. Le ruban de bitume — mince empreinte humaine dans cet espace inhospitalier — négocie entre coulées et ressacs de pierre orangée. Les kilomètres défilent sans la moindre interférence. De temps à autre, les pylônes électriques confirment que nous allons bien quelque part. On pourrait croire, sinon, que cette route continue indéfiniment. Soudain, au bord d'icelle, des constructions, dispersées çà et là. Mais pas âme qui vive, comme une ville fantôme. Pourquoi diable s'installer ici ? Il n'y a rien à des kilomètres à la ronde. Les monticules beige se succèdent, de plus en plus arrondis et poncés, comme sur la paume d'un colosse. Par-delà l'horizon, coupant la route, rien que le ciel bleu métallique ; et l'on semble passer une sorte de petit col. L'autre versant s'évase dans le lointain. La palette de couleurs s'enrichit d'ocres, de coquilles d'œuf, de cuivre, de rouille. Face à nous, une houle modérée déclinée en pastels fondus les uns dans les autres. Ce paysage martien s'atténue lorsque nous redescendons un peu, à l'approche de notre intersection.

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       À Irherm, nous décidons de faire une pause. Les rues, comme d'habitude, sont désertes. Le village est assoupi — à supposer que parfois il se « réveille ». Il y a exactement un café ouvert, devant lequel nous garons les bécanes avec le soulagement anticipé de pouvoir souffler un peu et faire le point sur les émotions récentes. Je m'engouffre dans l'estaminet enfumé par la cigarette. Une douzaine d'hommes sont là, je me retourne vers l'écran géant : c'est jour de match. Je salue d'un massah el khir et le tenancier enchaîne en arabe, pensant lui aussi que je suis Marocain. J'attrape une espèce de pâtisserie fourrée industrielle en guise de repas (je n'ai rien ingurgité depuis le pain au chocolat). Enfin, nous prenons place au soleil.
       Normalement, nous devons nous quitter ici. Boris avait le vague projet de descendre vers Tata. Je lui tends la page du Michelin. Il fait très chaud, lui dis-je, et honnêtement, il n'y a pas grand-chose à voir. C'est cool si tu cherches une route solitaire, mais on vient de s'en faire une, que tu connaissais déjà… On peut se retrouver à Ouarzazate, moi j'y vais en passant par l'oasis de Fint (que m'ont conseillée les deux Français de M'Hamid, Thomas et Justin).
       Peu à peu, nous formons le projet de passer à Ouarzazate pour visiter la Kasbah Taourirt. Boris décide de continuer à rouler ensemble, et à Ouarzazate il prendra la route du sud tandis que je poursuivrai au nord. Le soleil cogne presque ; il est réfléchi par les immenses parois rocheuses qui encerclent cette petite cuvette. Ça nous fait bizarre de voir, à l'intérieur, des mecs en doudoune. On dirait que ce voyage — ces voyages — solo vont changer de mélodie. Tant que le soleil est encore haut, nous bifurquons une seconde fois, et nous voici repartis pour quelques heures de route solitaire sur la R106.

       Au sortir du village, nous reprenons aussitôt de la hauteur. La route est dans un sale état : craquelée, bousillée, trouée, coupée de sable. Nous jouons les acrobates pour limiter les secousses. Autour de nous, le paysage est déjà très différent. La balance des blancs tire un peu plus vers le marron. Des vestiges de canyons dépassent des amoncellements de roche et de gravas qui les enfouissent. Certains profils sont plus familièrement montagneux. On redescend un peu, surplombant des plaines immenses. Difficile de faire sens d'une telle variété de visages. La route est poncée, délavé, grignotée. Des flaques de poussière et de graviers menacent par endroits de la recouvrir. À d'autres, elle cède le pas à une piste dure. Sur cette plaine sans la moindre signalisation, c'est devenu le Far West. Traversé par deux gringos souriants, contents de partager l'expérience de ces coins paumés, tout ce qu'il y a de moins touristique.

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       On reprend la descente, douce et fluide, en contraste total avec la dureté sèche des protrusions rocheuses qui meublent l'accotement. Nous suivons les courbes des reliefs entre lesquels on s'enfonce peu à peu. En contrebas, j'aperçois furtivement les traces d'un oued : un peu plus de végétation, quelques aplats de vert terne. Le lit est à sec, presque blanc comme des os séchés. Plus loin, la route rejoint le niveau du lit de l'oued et le suit. Les reliefs que nous admirions à mi-hauteur, intouchables, nous dominent maintenant de toute leur masse. Nous voici dans le canyon — petits, insignifiants.

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       La piste revient de plus en plus fréquemment, en grande partie parce que tous les « ponts » sur l'oued on été emportés par les crues de 2014 et qu'il faut tous les contourner. Oui, depuis 2014, rien n'a été fait à part quelques contournements à la va-vite. Ailleurs, le bitume a disparu ou a été enfoui, on ne sait plus. Les murs de pierre, raide et vigilants comme des miradors, nous toisent en silence. Contrairement à tout à l'heure, nous n'avons plus aucune visibilité sur la route au loin, donc malgré les indications de Maps, on n'est jamais garantis de ne pas devoir faire demi-tour. C'est d'autant plus problématique pour Boris qu'il est en pneus de route usés ; mais ça n'a pas l'air de trop le déranger, tant que la glissouille reste modérée.
       L'ambiance western s'intensifie virage après virage. Boris me dit, plus tard, qu'il a vu un serpent d'un mètre cinquante traverser la route — j'espère l'avoir en vidéo, car j'ai les yeux trop rivés sur le couloir de pierre qui nous borde. La roche exhibe des strates de couleurs différentes, des ondulations qui contredisent les falaises parfaitement verticales, et d'épaisses terrasses viennent coiffer des pentes à la douceur suspecte. À la différence du Haut-Atlas, ici il n'y a pas de cohérence, toute cette manne tellurique s'ébat dans un chahut désordonné. Quelquefois, un village surgit d'un virage, toujours incompréhensiblement isolé.

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       L'orgie géologique finit par se calmer un peu. La route retrouve de vagues plaines de cailloux. Tant mieux. Je crois qu'avec tout ce qu'on a pris dans les yeux, on aurait du mal à enregistrer encore plus de dingueries visuelles. En un rien de temps, nous voilà transportés dans les plaines du sud des États-Unis, nues à l'exception du frisottis des buissons secs. Pour seule compagnie, nous avons les lignes électriques qui longent la route. Et les kilomètres s'accumulent, incompressibles. Tu regardes toujours plus loin vers l'horizon, et quand tu y arrives, l'horizon est toujours aussi loin.
       Sur les dernières lignes droites avant la nationale qui mène rapidement à Taliouine, le sentiment d'absurde liberté devient vif. Tout est loin et immense, et cette route paumée, déserte, s'étire dans un effort qui semble ridicule tellement il apparaît insensé. Elle ne relie, apparemment, que des villages fantômes. Nous avons croisé une seule voiture depuis Irherm. Tu roules debout, largement au-dessus de cent à l'heure, le regard au loin — la bécane se dissout en un concept unique, le mouvement. Mon être est cinétique, ma motion dans l'espace et le temps, le trajet de toutes mes cellules dans l'air qui m'entoure, sur la terre en rotation sur elle-même, en rotation autour du soleil, lui-même en rotation autour de la Voie Lactée, qui déboule dans le vide absolu à des vitesses stupidement élevées — et j'en rajoute un peu à ce ballet, ma patte, mon fait, mon acte, je trace une autre trajectoire dans cette pirouette indémêlable. Je flotte sur les aspérités de la route, je pousse l'air, je ne contrôle les gaz qu'avec le plus léger des doigts. La moto se fait oublier, elle se résume à sa motricité. Et je me réduis à une motion. L'espace d'un instant, mon esprit ferme sa gueule et je ne suis plus qu'une présence cinétique. Comme une étoile filante n'existe qu'entre sa pénétration dans l'atmosphère et la fin de sa combustion spectaculaire, je n'existe alors qu'entre le début de cette plaine et le premier virage. Entre ce point et cet autre, je crois toucher du doigt l'élusive présence absolue au monde.

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       Peu à peu, des habitations apparaissent, de plus en plus denses, puis des palmiers, quelques cultures. Nous entrons dans la palmeraie de Tarhzout. Quelle idée saugrenue : de la végétation. Peu après, c'est la circulation qui surgit, les gens — la vie. On ralentit progressivement, jusqu'à s'échouer, comme la R106, sur la N10 qui vient de Taroudant.
       C'est un choc passager de retomber sur une zone urbanisée. Heureusement, l'auberge bon marché recommandée par le guide n'est pas très loin. Nous longeons Taliouine sur la nationale qui surplombe la ville, et entre deux camions à éviter ou contourner, nous pouvons saisir des bouts de la palmeraie en contrebas. L'auberge Souktana est après le pont, juste à la sortie de la ville, sur la nationale.
       L'endroit est plaisant d'apparence. Nous garons les motos et j'entre m'enquérir des chambres. Il faut que j'arrête de poser cette question rhétorique, il y a toujours de la place en cette saison. Le gérant, un vieux basané aux dents achevées, veste bomber en cuir fatigué et cigarette au bec, me montre les chambre d'un geste flegmatique. Mais il est bien sympathique et ne tarit pas de plaisanteries. Les chambres sont correctes, propres, et n'empestent pas la cigarette comme la salle commune ; les salles de bain sont fonctionnelles — et l'eau est chaude. Tout ce qu'il nous faut pour amortir la fatigue de cette longue journée. Le gérant accepte qu'on gare les motos à l'intérieur de la cour, derrière le portail. Les fiches de police remplies, les passeports photocopiés, les sacs fourrés dans les piaules, on ressort aussitôt pour le très attendu thé de fin de journée. Pile en face de l'auberge se trouve un ancien ksar des Glaouis (partiellement reconverti en AirBnb — je grince). Après un brin de conversation avec le gérant, je lui taxe une clope et Boris s'envoie un cigare. Repos.
       Repos.

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Re: Marc o' Maroc 2024

Message par ZeDab »

:respect :respect :respect

Encore !!! :lol:
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Re: Marc o' Maroc 2024

Message par Flan »

Punaise.... j'apprends dès mots avec toi.
"Protrusion" 8-*

En tous cas c'est un régal :cafe
Excuse me but I have to explode....
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ZeDab
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Re: Marc o' Maroc 2024

Message par ZeDab »

8) Ah ? Tu ne connaissais pas ?

Action qui pousse en avant un organe dans des conditions anormales. (Larousse)

La protrusion matutinale, ça a bien dû vous arriver, chef !
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Jour 13 | TALIOUINE À AÏT BENHADDOU

Message par Qohen »

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        Surprenamment, la nuit a été très calme malgré la nationale juste à côté. Je suis prêt à l'heure habituelle mais pour Boris le réveil est plus dur. Il me rejoint à table et nous dévorons le petit-déjeuner qui s'étire jusqu'à neuf heures passées. C'est sympa de rouler à deux, mais comme chacun sait, ça impose de laisser un peu de mou sur le rythme de la journée. En même temps, on ne passerait peut-être pas autant de temps à bavarder si on n'avait pas une perception très similaire des choses, de la vie, de l'avenir.
        Je propose à Boris d'échanger les motos sur quelques kilomètres ; je suis curieux d'une moto moderne, et lui n'a jamais roulé que sur sa CB. Une fois débarrassés de la circulation urbaine, on fait l'échange et les passants subissent nos coups de klaxons involontaires dus aux commandes inversées de ce dernier et des clignotants. Par crainte d'une selle trop haute, Boris a fait installer un kit de rabaissement lors de l'achat, qui tasse la bécane de deux centimètres et demi. Désormais habitué au huit-cent-quarante millimètres de ma mule, je me sens inconfortablement bas. Mais surtout, ce rabaissement entraîne deux problèmes qu'à mon sens le concessionnaire Honda aurait dû prendre en compte : d'une part, en ajoutant le chargement de la moto, il m'a suffit de quelques petites bossettes sur la route à quatre-vingt-dix pour taper le sabot alu SW Motech ; d'autre part, la béquille n'ayant pas été changée, la moto se trouve garée pratiquement à la verticale, au point que c'en est inquiétant. À chaque fois, on vérifie et revérifie que la moto ne risque pas de verser — et sans surprise, toutes les chutes de Boris à l'arrêt ont été dues à cette béquille désormais trop longue. Un oversight que je trouve incompréhensible de la part de professionnels.
        Pour le reste, je ne suis pas convaincu… Comme sur la V-Strom 650 de 2022 que j'avais brièvement manœuvrée en Espagne, je n'aime ni l'absence de sensation dans la poignée, ni l'absence de vibration moteur. Je ne le sens pas, je ne sais pas ce qu'il fait. Il est si bien amorti que je m'en sens complètement déconnecté. Question d'habitude, je suppose. La position de conduite ne me convient pas non plus (comme sur la Suz), j'ai l'impression que tout l'avant de la moto remonte verticalement devant moi… C'est difficile à décrire. La bulle haute non plus, je n'aime pas regarder à travers autre chose que ma visière. Et j'aime pas ces tableaux de bord numériques, mon côté vieux jeu, j'aime les compteurs ronds analogiques… et sentir la bécane vivre. La CB500X est sans aucun doute une très bonne monture, mais elle ne correspond pas à ce que j'aime.
        De son côté, Boris semble vite convaincu comme le suggère son pouce en l'air après deux cents mètres seulement. Ça lui fait drôle de sentir autant le moteur entre les jambes et de ne pas avoir d'indicateur de rapport engagé. Mais il a l'air de prendre ses marques plus rapidement que moi sur sa meule. Je ne me plains pas lorsqu'il s'arrête au bord de la route pour ré-échanger les montures…

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        Le paysage fendu par la route de ce matin reprend où nous l'avions laissé la veille. D'immenses plaines d'altitude s'étalent entre quelques éruptions rocheuses émoussées. Après chaque passage sur la cime d'un monticule, c'est l'occasion d'une vue dégagée sur des kilomètres au-devant de nous. Aucune trace d'activité humaine à perte de vue — sauf, toujours, les poteaux électriques en bois et la langue de bitume déroulée jusqu'où l'épaisseur de l'air la confond dans l'horizon. Au-delà du bitume, c'est encore et toujours une géologie martienne, incolore, sans visage et sans nom. Je peux voir si loin, fouiller du regard la jonction estompée entre terre et ciel, que mon imagination s'excite à la moindre suggestion d'un monde caché là-bas au loin, derrière la courbure de la terre. Toujours on veut aller voir ce qu'il y a là-bas. Réflexe grégaire.
        D'Ighri à Tazenacht, c'est pratiquement soixante-cinq kilomètres sans croiser plus de deux ou trois villages fantômes. Quelque part sur cette ligne droite, nous repassons dans la région du Drâa Tafilalt. Il y a tellement de place qu'on hésite bizarrement où s'arrêter pour quelques photos. Pourquoi ici plutôt qu'ailleurs ? Tant d'espace est un peu désorientant à nos cerveaux occidentaux habitués à des environnements urbains, délimité, circonscrits — bouchés, ombragés, étouffants. Des environnements où, me semble-t-il, il est impossible de penser clairement car toujours il y a un obstacle visuel devant soi. Littéralement impossible de prendre du recul. D'avoir un peu de perspective. On ne doit pas s'étonner que les villes et métropoles occidentales soient les foyers de l'hystérie, de la schizophrénie et l'ahurissant manque de second degré auxquels nous assistons depuis quelques temps. Il ne peut pas en être autrement.

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        Plaine après plaine après plaine, et on se prend à souhaiter, en laissant son esprit se dissoudre dans le pur mouvement, que cette route ne finisse jamais, que ce plateau s'étende tout autour du monde. Que l'hydre urbaine ne revienne jamais, que les futilités de la trivialité quotidienne s'estompent dans un « avant » aussi inconsistant qu'un mauvais rêve. Que nos égarements émotionnels d'Occidenteux dégénérés et nombrilistes disparaissent devant l'attrait grisant d'une vie psychique plus pure et dépouillée. Qu'on adopte au fond de soi l'austérité plantée, cohérente et profondément durable qui nous entoure.
        Après Tazenakht, nous replongeons entre les reliefs. La route enroule à flanc de montagne et au détour d'un virage, j'aperçois, altier, lointain, diffus derrière l'atmosphère, un sommet enneigé du Haut-Atlas — peut-être le Jbel Toukbal. Je sais alors que Ouarzazate n'est plus si loin. Nous avons bientôt bouclé cette fantastique boucle.

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        Au bord de la route, une piste bifurque pour mener vers l'oasis de Fint. L'oasis m'a été conseillée par les deux Français croisés dans le camp, le premier soir à M'Hamid. Je demande à Boris ce qu'il en pense, avec ses pneus, et il me répond d'un haussement d'épaules avec un sourire. On verra bien — bonne philosophie, ça. Alors on s'engage sur cette piste d'abord roulante. On se dit que si Maps la recommande, c'est qu'elle ne doit pas cacher de surprise.
        Après quelques virages, la piste devient plus gravillonneuse et commence à descendre pas mal, mais ça va. Boris gère les petites glissades du train arrière. Une chose est sûre, il est plus courageux que bien des débutants que je connais — y compris moi. Mais quand on a quatre ou cinq mois d'affilée dans les roues, j'imagine que le seuil d'inquiétude est plus haut. On note quand même mentalement que la remontée risque d'être un peu compliquée. Il me semble, toutefois, qu'on peut traverser l'oasis et reprendre la route de Ouarzazate de l'autre côté (je l'assure à Boris mais c'est faux).

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        En face de nous, un mur de roche douce surplombe une rangée de palmiers fournis. Visiblement, l'eau a sculpté cette façade comme une poterie, dans cette dépression, à l'abri des regards. Moyennement assurés, on descend jusqu'à l'oasis même. Les rues ne sont pas du tout bitumées (mais quelques engins de chantier suggèrent que c'est en cours). La poussière recouvre peu à peu les motos. Sitôt en bas, un local nous alpague pour nous envoyer vers un restaurant ou je ne sais quoi. Ça commence. On lui dit qu'on sait où on va, chocran. Les yeux sur Maps, je navigue dans les petites rues pour trouver l'auberge recommandée par Thomas et Justin, et sa fameuse omelette berbère. Les rues montent et descendent entre stigmates de travaux et engins encombrants, et en fait l'auberge est dans un cul-de-sac, et de là où on est, arrêtés sur une rue en butte pour faire le point, on ne voit même pas d'espace entre les maisons devant nous pour faire un demi-tour. On a chaud.
        L'autre mec nous rattrape et commence à insister pour qu'on avance, tandis que le proprio de l'auberge (je suppose — si ça se trouve, notre rabatteur l'a déjà appelé) nous fait de grands signes depuis un toit. En sueur et un peu soûlés, on décide de faire demi-tour ici et de repartir. Pas envie de fournir l'effort restant. Il faudrait juste que le type lâche la moto de Boris parce que ça fait trois bonnes minutes qu'on lui répète qu'on s'en va, et qu'il ne lâche pas le crashbar. Enfin il cède, on manœuvre, et on repart. La remontée se passe sans problème ; on suit une 125 qui me montre la voie, et Boris ne se laisse pas perturber par la perte d'adhérence constante. On atteint de nouveau le plateau aride, et finalement ce petit bout de piste était amusant. L'autre embrouille, c'est pas assez pour nous plomber l'humeur, et c'est en déconnant qu'on reprend la route de Ouarzazate.

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        En arrivant à Ouarzazate par le sud-ouest, nous traversons un vaste plan d'urbanisme abandonné : des dizaines de rues tracées en un quadrillage parfaitement propre, aligné et pré-calculé, piquées de lampadaires… et rien que de la terre. Comme à Valdeluz à côté de Madrid et en bien d'autres endroits, des plans ambitieux sont sortis de terre mais l'édification n'a pas suivi (crise de 2008 ?).
        On gare les motos sur le parking — désert — de la Kasbah Taourirt. L'habituel gardien de parking vient taquiner Boris. C'est combien le parking ? C'est écrit sur le panneau. Quand on se rend à l'entrée, je me retourne pour voir le panneau, et comme je m'y attendais, le prix a été gratté. Hilare, le gardien me dit que c'est comme on veut. Mais avant, graissage des chaînes et pause terrasse. Il y en a une, sur la gauche du parking, qui surplombe l'avenue Mohammed V. On sera bien, au soleil avec un thé et la vue sur la ville. On parle de nos avenirs respectifs, aussi flous pour l'un que pour l'autre. C'est quand même fou qu'il y ait si peu de monde, non ?…
        En cherchant l'entrée de la kasbah, nous empruntons une ruelle adjacente, et nous voilà plongés dans un autre monde. Le bruit de la ville a disparu. Le dédale de ruelles nous entraîne ça et là, devant nombre de boutiques et d'échoppes, mais nous sommes très peu sollicités. Les murs bruns donnent une atmosphère plus médiévale qu'à Chefchaouen, c'est évident ; et la hauteur de la forteresse est visible pratiquement à chaque coin de rue.
        Nous passons une porte, puis l'autre, pensant avoir trouvé l'entrée de cette dernière. L'endroit est désert. Nous mettons le pied dans une cour intérieure, et soudain, un employé nous interpelle et nous dit que la kasbah est fermée pour travaux. Ceci explique cela. On ne savait pas. Ah, pas grave, dit-il, prenez cinq minutes, pas de problème. À la marocaine. Nous voilà donc en train de déambuler dans cette forteresse impressionnante, seuls et gratuitement. Nous n'en verrons évidemment qu'une petite partie, mais assez pour observer que l'endroit est finalement très proche de nos châteaux. Vers le fond, un petit amphithéâtre romain à l'air libre, inséré dans une cour, nous laisse perplexe. Si la kasbah en elle-même est remarquable, les parties que nous avons pu traverser lors de cette courte visite étaient absolument vides. Il est probable que les décorations et objets anciens ont été déplacés le temps des travaux de restauration.
        Pour nous rendre à Aït Benhaddou, dernière étape de la journée, nous quittons Ouarzazate par la N9. Au loin, on aperçoit les studios Atlas, et derrière, la Jérusalem de Kingdom of Heaven. Un peu plus haut sur la route, nous passons devant les studios CLA où, nous dit-on, ils sont en train de tourner Gladiator 2 (mais qui a eu cette idée ?). Sur la route en revanche, l'axe principal entre Ouarzazate et Marrakesh… de la circulation.

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        Autrement plus intéressante est la vue sur Aït Benhaddou tandis qu'elle se découvre progressivement à nos yeux, visible de loin depuis la route rectiligne. On ne peut nier que ce lieu saute au visage comme la survivance inexplicable d'un autre temps, d'un autre monde. Car fort heureusement, tout ce qui entoure la kasbah est resté tel quel — pas de condominium, pas d'hôtel de luxe à l'européenne, pas de régie blanchâtre abritant des administratifs superflus. Le tableau est cohérent en soi et hors soi. Vu de loin, en tous cas, on s'imagine aisément avoir traversé le temps pour revenir à une lointaine époque. Je comprends la renommée de cet endroit : il apparaît vivement comme un véritable ailleurs, dans le temps aussi bien que dans l'espace.
        On s'imagine, en effet, inévitablement. Car tout le reste nous rappelle à la réalité présente. Pour se laisser emporter par Aït Benhaddou, il faut cadrer son regard, tracer des marges noires pour masquer les infrastructures — bref, il faut se faire un film. Oubliez toute forme de communion avec un tel lieu. Nous en avons traversé des lieux incroyables et déserts, mais ici c'est impossible. Bien qu'il n'y ait, à la louche, qu'une centaine peut-être de touristes sur tout le site (ksar, route, village, hôtels et restaurants), en regard de notre expérience du Maroc, c'est de loin le site le plus fréquenté avec Chefchaouen. Ainsi, personnellement, je ne vois pas Aït Benhaddou pour ce qu'il est ; je perçois surtout que son essence m'échappe comme un filet d'eau dans l'évier de la trivialité qui l'entoure.
        En arrivant au point de vue, d'ailleurs, nous sommes redirigés un peu plus loin, car l'espace de stationnement est occupé par une équipe de tournage. Des tournages, il y a eu, ici, quelques dizaines. Nous décidons de déposer les affaires et les meules, puis de faire la visite à pied. J'avais repéré un appartement équipé dans un hôtel sur la nationale mais un peu vers l'extérieur du village. Comme les autres établissement, celui-ci joue à fond la carte de l'exotique-typique avec sa façade brune émaillée de quelques touches de blanc, ses palmiers en pot, ses tapis — mais n'oublie pas le confort attendu par la clientèle habituelle : tables et chaises pour manger, piscine sur la terrasse qui surplombe la route, dallage propre… J'entre chercher à qui m'adresser, et l'on me confirme que l'appartement est disponible (on ne réserve rien, on repère et on se rend sur place). Quatre-cent-cinquante dirhams. Hmm. Je lui montre l'annonce sur AirBnb : vingt-huit euros. Oui mais il y a les taxes. Les taxes d'AirBnb, mon ami, c'est pas trente pourcent. Je te propose de te payer en liquide, comme ça je ne paie pas les frais de service et toi tu ne paies pas la taxe (même trois cents dirhams j'aurais accepté volontiers). Il appelle son patron. Réserve sur le site, finit-il par me dire. T'es sûr ? Tu veux pas que je te règle en liquide ? Il marmonne quelque chose puis va chercher la clé, toute sympathie disparue. Ç'aurait été pareil si j'avais réservé plus tôt, avant d'arriver… J'étais prêt à payer un peu plus, en liquide. Mais je remarque que la présence de Boris, le fait d'être deux, l'émulation naturelle, instinctive, m'a fait adopter un peu une attitude de client exigeant et radin ; en tous cas, je l'ai ressenti comme tel. On était content d'avoir l'appartement à si bon prix, mais on ne l'avait pas obtenu au terme d'une négociation respectueuse.
        Au moment de rentrer les bagages, un couple de Français reconnaît Boris. Ils se sont croisés dans un restaurant il y a quelques jours. Eux aussi ont emprunté la route/piste entre Irherm et Taliouine. Mais en Dacia, même SUV, c'était bien moins amusant que pour nous. Mais pas aussi désagréable que se faire voler les crochets de remorquage sur leur voiture de location, en pleine après-midi, à Marrakesh. Je ne suis guère surpris.

        Sous le soleil de la fin de l'après-midi, à défaut d'un thé c'est une bière locale que nous prenons sur la terrasse de l'hôtel. Je l'ai trouvée dans un Carrefour Market à Ouarzazate (incursion exceptionnelle dans un supermarché, pardonnez-moi !). Je crois que c'était la « Flag Spéciale », brassée autour de Fès. Pour une bière en bouteille, elle est plutôt douce et pas si mal. C'est le seul alcool que nous consommerons de tout notre séjour au Maroc (l'alcool est quasi impossible à trouver dans les campagnes), et l'on convient que notre traditionnel apéro éthylique se fait vite oublier au profit d'un thé si bon. Boris apprécie tout particulièrement le sevrage, lui qui a fini par picoler quotidiennement en Espagne au point qu'il commençait à s'en inquiéter. En face de nous, la vue dégagée sur le ksar est soulignée par le camping de l'autre côté de la route, peuplé de camping-cars néerlandais. À la table adjacente, quatre jeunes femmes allemandes, emmitouflées dans des plaids et doudounes, engloutissent un déjeuner tardif ou un dîner précoce avec des expressions assez mornes.
        Nous ressortons, en vêtements civils, pour aller visiter le ksar. Même avec un peu de touristes sur place, on est très loin du fourmillement de la haute saison et aucun rabatteur ne vient faire son pénible. Quelques saluts depuis le seuil des boutiques, guère plus. L'atmosphère est détendue. Nous nous faufilons dans les ruelles couleur de terre en suivant quelques flèches tracées sur des panneaux de bois, et nous descendons vers l'oued.
       Tandis que le ksar se rapproche sensiblement et s'impose de toute sa hauteur à mesure qu'on descend au niveau le plus bas, je me fais la réflexion que voyager (et surtout visiter) à deux donne une assurance que je possède rarement seul. D'autant plus lorsque le courant passe vraiment bien et que la paire forme déjà une entité cohérente. D'ordinaire, je me meus en silence, les yeux grands ouverts, attentif, disponible. À cet instant, je remarque que nous discutons d'abord, et que je partage mon regard entre où je mets les pieds et, jusqu'à l'entrée du ksar, quelques coups d'œils furtifs dans la direction de celui-ci. Mon attention est d'abord portée sur notre conversation, qui tourne autour de plaisanteries et de nos vies en Europe, et contrecarre une immersion dans le présent que le silence, au contraire, favorise. Il y a un peu de cette attitude qui m'agace tant quand j'y assiste : le touriste passablement vulgaire qui raconte d'une voix forte des anecdotes insipides de sa vie quotidienne, ou des blagues de cul, ou ne cesse pas de lister les super bonnes affaires qu'il a réalisées, alors que dans son dos, étalé dans l'angle mort de son attention et de sa cure, se dresse un monument dont le sol et les murs accumulent des siècles d'histoire, de vie, d'existence au monde. Je ne peux m'empêcher de voir là un symptôme de la grossièreté du visiteur qui prend tout ce qui n'est pas son milieu d'incubation habituel pour un immense parc Disneyland ; sans méchanceté, parce qu'on l'a éduqué ainsi.
        J'essaie d'adopter une attitude beaucoup plus respectueuse et discrète — les rares fois où je vais concrètement visiter un lieu — effacée. J'estime que l'intérêt d'une visite réside dans l'instant magique et rare où le lieu parvient à s'imposer à moi. Je ne vois aucun intérêt dans le mouvement opposé, qui, je pense, est l'apanage de l'immense majorité des touristes ; parce que c'est plus accessible, plus facile, plus réconfortant. Et se prendre systématiquement en photo devant les lieux de visite, pour moi, en est le symptôme le plus explicite.
        L'inconvénient de mon humble démarche, c'est qu'elle exige une forme de recueillement, de communion avec le lieu, ce qui est virtuellement impossible dans les hauts lieux du tourisme ; j'avais ressenti la même pointe de déception dans les ruines du temple de Delphes, qui sont tout un symbole pour ma culture personnelle. Ici, à Aït Benhaddou, il y a certes les autres touristes (un seul, malheureusement, peut suffire à briser cet abandon fragile au lieu qui nous accueille), mais surtout notre dynamique de paire. C'était différent et agréable de visiter à deux, de faire rebondir les remarques, de partager cette découverte ; c'était différemment enrichissant. Mais à l'instant même où je faisais des plaisanteries, une petite part de moi regrettait de ne pas faire silence. Nous avons pris le temps d'apprécier le lieu, mais d'une manière, inévitablement, pour moi, détachée.
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        À l'exemple des trois hommes âgés qui nous croisent sur la rive de l'oued, nous traversons ce qu'il reste du cours d'eau sur des pierres disposées en pointillés. Un peu plus loin en aval, certains touristes traversent à dos de dromadaire. Les panneaux nous mènent à l'entrée, antichambre voûtée coincée dans l'accumulation d'angles marrons, où un petit vieux pointe une affiche du doigt et réclame vingt dirhams. Hmm. Pour la conservation du lieu. On doute un peu, mais bon, ce ne sont que vingt dirhams — réflexion d'Occidental. Boris me fait remarquer, lorsque le vieux dégaine une liasse de billets épaisse comme un sandwich, qu'il est surprenant que ce dernier n'ait pas de monnaie. La transaction prend une bonne minute et l'intervention d'un autre type qui apporte les pièces.
        Si l'on omet les nombreuses boutiques, le ksar est une belle visite. Il est difficile d'apprécier ce qui est d'époque et ce qui a été refait, car nous n'avons aucune référence à quoi le comparer. Mais ce qui est évident et appréciable, c'est que rien a priori ne détone, contrairement à notre habitude occidentale de consteller nos monuments avec des éléments de sécurité, d'hygiène et de confort d'une incohérence souvent patente avec le lieu dans lesquels ils ont été insérés. Pas de signes lumineux indiquant la direction de la sortie, pas de toilettes en carreaux blancs sauvagement creusés dans les fortifications, pas d'extincteur vissé à un support laidement cimenté au coin d'un passage. Alhamdulillah. Tout est brun, ocre, vase, et cette enivrante mono-tonie est seulement perturbée par les couleurs et éclats des étoffes, bijoux et céramiques tapissés autour des échoppes. Je note, soit dit en passant, que tous ces étals proposent aussi bien des objets arabes, berbères et musulmans que juifs, africains sub-sahariens et même chrétiens. Œcuménisme culturel ou simplement mercantile ?…
        Aït Benhaddou a vu défiler quantité de tournages et bien des pas de porte le rappellent à l'attention des touristes — avec force photos et affiches à vendre. On jette un œil rapide par curiosité, essayant de reconnaître en arrière-plan de Maximus, d'Alexandre le Grand ou de Kit Moresby un angle du ksar dans lequel nous déambulons. Dans ce dédale que ponctuent quelques guides missionnés par des touristes, nous naviguons au hasard des croisements, en cherchant le sommet de la colline. Nous finissons par nous trouver dans une file, compte tenu de l'étroitesse du chemin qui zigzague dans la partie haute et en ruines du ksar. Ce qui m'aurait un peu ennuyé en solo est plus facilement supportable à deux — la diversion de la conversation.
        Du sommet, la vue est réellement belle. Je suis agréablement surpris qu'en dépit de la fréquentation, il soit facile de gommer les traces d'infrastructures pour faire rejaillir en imagination l'atmosphère médiévale. Phantasmée, en tous cas. D'un côté, les plaines molles et arides que nous venons de traverser depuis Ouarzazate. Vers le nord-ouest, un tapis marron soulevé ça et là par quelques reliefs lascifs et avenants entre lesquels on distingue vaguement une piste ; au loin à l'horizon, l'immense barrière du Haut-Atlas qui coupe le Maroc en deux entre Marrakesh et Ouarzazate. À l'est, une mer douce de petits renflements beige et chair, stratifiés comme un Cornetto vanille-fraise, avec un faux air de Bardenas. En contrebas, le ksar s'amoncelle sur la pente de la colline en étages descendants et terrasses surplombant l'oued et le village moderne de l'autre côté. Moderne en opposition au vénérable ksar. Heureusement, rien de criardement moderne ne vient ruiner la cohérence visuelle de ce lieu (les seules taches blanches sont les camping-cars).
        On peut se demander où passe la manne générée tous les ans par ce haut lieu du tourisme marocain, quand on longe des ruelles tracées dans la terre et des épiceries en bazar à peine éclairées. Mais d'un point de vue purement touristique, si c'est la contrepartie à payer pour conserver au moins l'apparence d'un lieu figé dans le temps, alors j'espère qu'Aït Benhaddou ne se modernisera jamais.
        Les locaux auront sans doute un avis différent. Sur le chemin de la sortie, je montre à Boris un pendentif proche de celui que j'ai acheté à M'Hamid — la Croix du Sud, ou Croix d'Agadez. Rapidement, le boutiquier sort pour nous « conseiller ». Le clivage est net entre les lieux touristiques et le reste ; et le soir même je ferai part de mon observation à Boris. Le boutiquier ne sourit pas, il est en survêtement et blouson bomber, il n'invite pas au thé ; tout ce qui l'intéresse, c'est de trouver le bijou qu'il te faut. Celui-ci ? Ou celui-ci, alors ? Celui-là ? Regarde là. Attends, je vais chercher. Boris a du mal à s'en défaire, tandis que j'affecte mon indifférence silencieuse qui marche plutôt bien. Un pendentif a l'air pas mal, mais le type en demande sept cents dirhams alors qu'un bijou similaire m'a coûté deux cents à M'Hamid. Et la marge de négociation est inexistante. Passe ton tour. Je vais réfléchir, dit Boris, et bien entendu, le vendeur nous lâche sans politesse et l'on poursuit notre route sans revenir.
        Nous sortons par le pont piéton qui travers l'oued un peu en aval de notre passage aller. Nous ne voyons pas l'acolyte du petit vieux, donc on se demande si l'entrée est réellement payante. Mais un type en habit traditionnel se tient immobile sur le pont, et je suspecte que c'est lui qui fait payer l'entrée. Dans tous les cas — si l'argent va effectivement vers la conservation du lieu, tant mieux.

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        En milieu de soirée, après avoir dîné de pâtes, de pain et de sardines, nous sommes interpellés par des percussions. Nous jetons un œil à l'extérieur : la musique vient d'un restaurant, pratiquement en face de l'hôtel. Je m'approche depuis la ruelle adjacente. Une porte est entrouverte à l'arrière de l'établissement : c'est bien un groupe qui joue et chante des morceaux traditionnels. Boris sort à son tour et nous allons commander un thé sur la terrasse — déserte, comme la rue — dudit restaurant. À l'intérieur, un groupe de retraités secoués par le rythme. Le groupe est Noir et la musique me semble plus sub-saharienne qu'arabe. En tous cas, ça joue et chante avec énergie ; je ne pourrais sans doute pas supporter le volume à l'intérieur. D'ici, devant une fenêtre qu'on entrouvre discrètement, c'est mieux. Je cale mon micro pour enregistrer furtivement quelques bribes du concert. Le thé, sans surprise, est très bon, et nous nous laissons couler dans les rythmes entrecroisés qui me font planer entre l'Afrique Noire profonde et la house music. Le micro est une bonne excuse pour ne pas parler, et l'on peut ainsi s'immerger dans l'instant présent, engourdis par la chaleur du thé et la régularité hypnotique des mélodies.

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Jour 14 | AÏT BENHADDOU À IMILCHIL

Message par Qohen »

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       Ce matin, nos chemins se séparent — provisoirement. Je n'ai pas repensé au projet de m'installer plusieurs semaines au même endroit, et je n'ai pas trouvé le lieu qui m'en aurait spontanément donné l'envie. J'ai encore quelques items à cocher sur mon vague parcours, et j'essaie de ne pas regarder en face la possibilité du retour — déjà. Je vais donc rouler de nouveau dans le Haut-Atlas. Boris, de son côté, étant arrivé par la côte, a pour plan de traverser le sud. Il est convenu que nous nous retrouverons dans quelques jours à Merzouga ; finalement, je vais m'y rendre !
       Je conseille Boris d'après mon propre parcours. Si tu descends à M'Hamid, passe voir Lahcen de ma part. Et quand tu seras à Zagora, passe peut-être au garage Sahara, là aussi de ma part, pour faire examiner rapidement les traces de ta chute. Montre la photo à Mohamed, il se souviendra peut-être de moi. Et pareil à l'autre Mohamed, l'ex-nomade, qui va certainement t'inviter à boire le thé — et chercher à te vendre quelque chose quand même. Ces recommandations faites, nous nous séparons sur une embrassade. En prenant la route du nord, je réalise qu'on ne se connaît que depuis quarante-huit heures.

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       J'avais noté les deux grands cols marocains sur mon programme rudimentaire : depuis Marrakesh, le Tizi n'Test (à l'ouest, vers Taroudant et Agadir) et le Tizi n'Tishka (à l'est, vers Ouarzazate). Je voulais faire les deux, mais passer le Tizi n'Test m'aurait fait retomber là où je suis déjà passé, et je ne comptais pas faire étape à Agadir. J'aurais peut-être pu planifier un peu mieux mon trajet, mais ça m'aurait entraîné dans des fignolasseries à l'ancienne quand je m'évertuais à optimiser au maximum mon tracé. De toute façon, je vais devoir repasser sur quelques routes. J'avais aussi tout le temps de faire des boucles, de fureter, mais les dépenses, si modérées soient-elles, s'additionnent silencieusement dans un recoin de mon esprit. J'opte donc pour le Tizi n'Tishka, au moins dans un premier temps.
       Pour maximiser cette étape, je pondère aussi l'option d'un trek jusqu'au sommet du Djebel Toukbal, le deuxième sommet d'Afrique, qui est ceinturé par les cols susnommés. D'après mes recherches, l'ascension n'est pas difficile mais elle est surtout longue : au moins onze heures de marche, soit deux jours d'expédition avec guide officiel obligatoire depuis le meurtre de deux touristes en 2018, parties seules en randonnée. Comment un guide peut-il assurer la sécurité d'un groupe face à une bande armée, je n'en sais rien, mais c'est ainsi. Il me faudrait donc monter jusqu'au col Tizi n'Test malgré tout, puis jusqu'au village d'Imlil où s'arrête la route. De là, retrouver ou embaucher un guide (cent-cinquante euros par personne), laisser le matos, et c'est parti. Ajoutons le prix de la nuit en refuge et quelques repas. Météorologiquement, il fait extrêmement froid, et surtout il est certain que le sommet est enneigé, requérant ainsi des crampons et un minimum d'équipement adapté, qu'évidemment je n'ai pas. En jonglant avec tous ces éléments, je finis par mettre cette idée de côté pour un autre séjour.
       Le guide Michelin m'informe qu'il y a en fait deux routes du Tizi n'Tishka. La première, la N9, est la route principale entre Ouarzazate et Marrakesh. Aït Benhaddou n'est déjà plus sur cet axe très fréquenté qui est donc, du coup, moins conseillé. L'autre route part du ksar et relie Telouet, dans l'Atlas, avant de rejoindre la N9 au passage du col proprement dit. Sans surprise, c'est la route que je choisis.

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       Dès mon départ, je suis pratiquement seul. Comme pour le Todgha et le Dadès, il suffit de pousser juste un peu au-delà de l'étape touristique et c'est un autre monde qui surgit. Les paysages désertiques désormais familiers m'encerclent de toutes parts. Montagnes, crêtes, ravins, des plans successifs de beige et de terre séchée étagés comme un tableau en constante recomposition. Je suis déjà dans l'Atlas et après Tazelefte je plonge dans des gorges et crevasses encore pudiquement préservées du soleil levant.
       J'essaie de ne pas trop m'arrêter pour des photos, pour éviter que les rares véhicules que je dépasse ne me repassent aussitôt devant. La route s'enroule d'un relief à l'autre, chaque sortie de virage découvrant un nouvel obstacle au loin dans une succession interminable. Les villages disparaissent et ne restent que quelques kasbahs isolées, exsangues, meublant l'oued qui coule au fond des gorges. Le discret gazon d'une mince bande de palmiers apporte la rare couleur végétale de ce décor. Au-dessus de moi, à mesure que je prends de l'altitude, le ciel infailliblement pur adopte déjà l'aspect profond et intense du ciel de haute montagne.

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       Cette vallée de l'Ounila, toutefois, n'est pas aussi sauvage et isolée que le cœur de l'Anti-Atlas, et elle abonde en points d'intérêts : panoramas, palmeraies, kasbahs, grottes, habitations troglodytes, anciennes mines de sel… Fidèle à mon modus operandi, je ne fais que traverser, les yeux grands ouverts. Je ne verrai pas la N9 mais je suis certain, d'après l'enthousiasme modéré de Thomas et Justin après leur passage, que celle-ci est la route à parcourir. À la faveur d'une longue courbe, je vois en contrebas, adossée à la raide paroi de pierre que longe la route par en haut, une imposante kasbah qui surveille encore, inutilement, l'ancienne route commerciale qui suivait l'oued. Sa couleur la confond dans la roche et je pense à tous ces joyaux d'une immense histoire à côté desquels on passe sans les voir, simplement parce qu'on ne les cherche pas activement. Un peu comme on passe à côté de tant d'opportunités et de bons moments, simplement parce qu'on est occupé à vivre.
       Après Amniter, l'atmosphère change radicalement, ce qui est inévitable dans l'Atlas. À travers un espace comme de transition, la vallée s'adoucit et se bariole d'une palette plus variée. Des monticules saupoudrés d'arbres et de sapins bordent la route. Des strates géologiques distinctes empilent leurs variations chromatiques selon des angles irréguliers. Une fantaisie picturale qui ne me laisse pas de répit. Les formes et les couleurs s'évertuent à m'évoquer des lieux, des noms, des atmosphères mêlés, mais ne coïncident avec rien de définitif. Si le pays, d'après mon expérience, est assez radicalement divisé entre le nord de l'Atlas et le sud, l'Atlas lui-même ne semble fait que d'entre-deux, d'estompages et de fondus qui ne sont jamais totalement ce qu'ils évoquent.

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       Quand, dans la montée qui mène à Telouet, quand la route s'isole encore un peu plus, la végétation s'évanouit et que le rouge et le lie-de-vin l'emportent, je me trouve de nouveau ébahi et transporté ailleurs. Les nuages jouent aux ombres chinoises sur ce paysage que je trouve himalayen ; car je n'arrive pas à intégrer cette atmosphère à l'image du Maroc. Les dégradés bordeaux me font oublier les aplats de beige. Je traverse cet écrin de montagne comme s'il avait été inséré depuis un autre contient, sans égard pour le contexte. Pour ainsi dire, je roule moi-même à travers ce rare panorama en oubliant tout contexte.

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       Je ne m'arrête pas à Telouet, semée sur un haut plateau sans saveur particulière. Ses mérites propres, décrits dans le Michelin, ne m'intéressent pas plus que cela. Mon étape, c'est le Tishka. La route redescend dans une vallée piquetée d'arbres, avant de remonter rapidement jusqu'à l'intersection de la nationale. Impossible de manquer cette intersection : elle heurte un gros ruban de bitume neuf et uni, et sitôt que je m'arrête au stop, un marchand itinérant s'approche pour me proposer des pierres et des minéraux, les bras ouverts, paumes tournées vers moi, chacune tenant un caillou aux entrailles roses. J'ai presque un pincement au cœur en m'engageant sur la nationale, derrière un poids lourd. Presque malgré moi, je bascule sur un mode déjà un peu défensif.
       Les passages de col ne sont pas vraiment signalés, au Maroc, contrairement à chez nous. Je l'ai atteint en quelques minutes mais le seul indice était, je crois, un restaurant. Du fait des travaux de réfection et de modernisation de la route, les accotements sont de gravier noir, et dénués de tout agrément. Quelques motos étaient garées, de grosses cylindrées clinquantes (je dois peut-être rappeler que je n'ai, à ce stade, croisé qu'une demi-douzaines de motos depuis mon arrivée au Maroc). Non, je n'ai aucun feeling pour l'endroit, qui n'a apparemment nul terrasse d'où admirer la vue sans être exposé au bruit de la route ou aux sollicitations des vendeurs. Je m'y attendais un peu. Je n'esquisse même pas un ralentissement, et poursuis sur le versant nord.

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       On est en hiver, donc le paysage est essentiellement terne et gris, couleur poussière, mais même en sachant cela je ne peux m'empêcher d'associer cette palette insipide à l'humeur qui s'insinue en moi lorsque je réalise que je repasse du côté nord. Mais je repousse ces émanations et m'efforce de profiter du paysage grandiose. Car si les couleurs sont passées, le relief est quant à lui bien plus vertical et tranché que sur l'autre versant. Les pentes sont raides et rectilignes et les vallées découpées comme des microsillons. Il faut ici rester en altitude, sinon c'est la glissade au creux d'une équerre. Par certains aspects, on peut penser au col de la Bonnette.

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       Moins poétique est l'aménagement de la route ; c'est-à-dire, comme la plupart du temps, inexistant. Les quelques rares bavures de graviers qui permettent de s'arrêter sont occupées par des étals et des vendeurs qui ne vous foutent jamais la paix, quand ils ne sont pas simplement sur le bas-côté, les bras ouverts et les paumes en avant, un minéral rose vif (plus visible, j'imagine) dans chaque main, en une parodie mercantile de signe de bienvenue. Je ne trouve qu'un endroit où m'arrêter un peu en paix, pendant la descente. Par « en paix », j'entends : avec un seul vendeur pas trop insistant. Pour le reste, la circulation omniprésente oblige à rester attentif aux poids lourds qui sont extrêmement lents dans les épingles ; et les voies de dépassement sont très rares. Bref, une route qui n'est pas sans atouts mais j'imagine qu'il faut choisir son heure.
       Une fois redescendu un peu sous les cimes, où la vue ne porte plus aussi loin, je me propose de profiter de la route elle-même. Autrement dit : il est temps d'arsouiller. Et pour ce qui est d'arsouiller, on ne peut nier les qualités de cette route récemment rénovée. Une fois débarrassé des poids lourds, on peut bombarder à tout va au fil de longues courbes qui s'enchaînent à un rythme soutenu, parfois articulées d'une épingle ou deux. Avec mes soixante poneys et tout mon chargement, je ne vais évidemment pas vite, c'est à peine si j'ai atteint cent-dix une demi-douzaines de fois, mais rien que maintenir la limitation virage après virage offre un challenge amusant. Surtout, cette route est longue : je passe ainsi presque une heure à fond de train. Il faut en revanche être très vigilant avec d'une part les contrôles radar, très fréquent au Maroc depuis quelques temps, et d'autre part la circulation qui n'hésite pas à doubler sans prévenir et sans contrôle des angles morts. Je me suis ainsi trouvé à piler derrière un vieux van Volkswagen des années 70, chargé ras-la-gueule d'affaires et de gens, qui décide au dernier instant et sans clignotant (à supposer qu'il fonctionne) de doubler un poids lourd en montée. Lorsque j'ai pu doubler, j'ai ouvert gaz en grand pour finir mon dépassement avant de me prendre le véhicule d'en face qui estimait légitime de doubler au-delà de la ligne continue, sans visibilité. J'ai eu très peu d'incidents de ce style, mais ça arrive…

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       Lorsque j'atteins Sidi Rahal, à l'issue des reliefs, je ne peux refluer un sentiment désagréable. À la vue des plaines vertes, des arbres, des villages — de cette atmosphère du nord, tout simplement, je me sens rapidement échoué ici par erreur. C'est un peu comme si je ne reconnaissais plus les lieux, et je me mets bizarrement dans une posture défensive, ressentant les environs comme hostiles ; illusoirement, sans aucun doute. J'ai peut-être absorbé ce sud si intensément que sa disparition soudaine me laisse hébété, pris d'un haut-le-cœur. Je ne sais d'ailleurs pas trop où je vais. J'ai dit à Boris que j'allais rouler dans l'Atlas, mais je n'ai rien tracé de précis. Sur ma gauche s'étend le nord, et j'ai la désagréable impression de frôler l'Atlas juste pour ne pas m'approcher de l'inévitable retour. Pas déjà, pensé-je. Je récapitule que je n'ai rien fait de ce que j'avais imaginé, et que si je suivais la route, je serais au ferry le lendemain. Que s'est-il passé ?
       Sur la route de Demnat, piochée comme étape aléatoire, sur une longue ligne droite qui traverse un décor de verdure, familier à crever le cœur, j'ai une boule dans la gorge. Je ne veux pas repartir déjà. Comment me suis-je débrouillé pour — j'ai dû rater quelque chose, ce n'est pas déjà fini. Malgré mes efforts me reviennent à l'esprit les interrogations lancinantes que j'avais laissées en Europe — ma résidence, mon avenir, mes espoirs, mes économies. Inévitablement, dès que de telles réflexions ont percolé dans ma conscience, c'est un maelström indomptable de ruminations angoissées et pessimistes qui ne cesse qu'après épuisement et lassitude. Le spectre de l'échec étend son suaire au-dessus de moi, masquant le ciel bleu. Échec de mon avenir, échec du « grand voyage », échec de ce voyage-ci — le terrible constat de mes mauvaises décisions.
Ma gorge se serre, les larmes me viennent aux yeux — et ce n'est pas la poussière dans l'air. Comme si je n'avais rien à foutre ici, on m'arrête à un contrôle de police, pour la première fois. Enfin, comme poussé par cette hostilité illusoire que je crois percevoir autour de moi, je fais halte un moment dans la sécurité d'une station-service pour grignoter quelques dattes et faire un peu le point.
       Retour vers l'est, donc. Après Azrou, pour traverser l'Atlas, mon premier plan était de passer par Imilchil ; c'est à cause de la météo que j'avais finalement opté pour Midelt. Je peux donc viser de nouveau Imilchil. Si j'y arrive ce soir, car la route est encore longue pour l'atteindre. Mais je ne désire pas traîner sur ce versant, donc ça ne me dérange pas. De là, je choisirai une route pour traverser plus longuement l'Atlas, avant de redescendre, un jour ou l'autre, vers Merzouga.
       Un groupe de motards marocains arrive à la pompe, avec grand bruit, en GS et Goldwings rutilantes, sans saluer. Non, je n'ai pas d'affinité avec cette région, en cet instant. Je repars assez vite, pour enquiller encore quelques centaines de kilomètres en baignant dans une humeur flottante — sans idée précise en tête, mais avec le sens aigu qu'en arrière-plan se déploient d'interminables ramifications perplexes. Parallèle à ma route, qui redevient usée et délaissée en s'enfonçant dans les reliefs, s'étend la barrière impassible du Haut-Atlas coiffé de neige.

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       Je n'ai pas repéré le tracé. Ainsi, la variété des paysages me saute de nouveau aux yeux et mes tracas s'évaporent devant le spectacle renouvelé. Après des dizaines de kilomètres de plaines vallonnées couleur argile clair, la roche redevient rouge, mais d'un rouge différent des précédents. Fort comme du sang séché, presque aussi vif que les gorges du Daluis — un immense bassin d'oxydation dont la vie a été peu à peu pompée par l'agglomération de Béni-Mellal plus au nord, dans la plaine. Ici aussi, les routes sont pas mal en travaux, promesse d'un tourisme bientôt un peu plus confortable. La diversité des formes empêche de faire sens de tout ce qui m'entoure. Les routes abruptes se déversent dans des lignes droites qui creusent des éviers beiges barrés de rouge et broussaillés par des cultures dispersées. Ça et là, la route devient piste. Avec un certain soulagement, j'ai le sentiment de retrouver ma route.
       Je ne reconnais aucun nom, aucune village ; avancée en terrain vierge. La R304 est posée comme un fil de caramel sur la cime d'une crête qui me mène, après quelques épingles de descente, à une vue panoramique sur le lac du barrage Bin El-Ouidane. À l'admiration se mêle la surprise. Le lac semble recueilli par des mains telluriques aux doigts rougeâtres — les pentes hautes, elles, exhibent la couleur chair jaune familière. Difficile de trouver un point de vue sans devoir s'arrêter sur la route — et encore plus difficile d'échapper aux gamins qui tendent leurs mains serrées sur des bouquets d'asperges. Le long du lac, des restaurants, des hôtels, des spas ; et cette route à moitié en chantier. J'ai l'impression de débouler sur le plateau avant le début du tournage, de surprendre cet espace clos dans l'intimité de sa toilette avant le début de la saison. Un peu plus bas, la route traverse le barrage lui-même, où un gendarme qui s'emmerde dans sa petite cabine qui fait dos à la rivière en contrebas me fait mollement signe de passer. De l'autre côté, la route remonte pour finir de longer le lac.

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       Je fais un plein à Ouaouizeght car je ne suis vraiment pas sûr de trouver de l'essence avant Imilchil. Après cela, plus j'avance et plus je m'aventure dans le Maroc rural. Passé ce coin de villégiature, le brun-ocre aride redevient commun et la vie s'effiloche. Les rares villages ne montrent aucun signe de vie. Les bornes défilent lentement car la route est étroite et les virages incessants. Pendant les cent kilomètres qui suivent, je n'ai pas souvenir d'avoir croisé autre chose que deux camionnettes d'agriculteur et trois voitures de tourisme.
       Après Tagelft, je prend à droite. Maps calcule un itinéraire, mais sur la carte, le tracé s'arrête dans la montagne, bien avant Imilchil. On verra, je suppose. Je m'élève sur de petits plateaux plus ou moins cultivés. Je me dis que ces endroits ne sont, eux non plus, jamais traversé par quiconque ne les cherche pas spécifiquement. Oh, et inutile de dire que je n'ai pas croisé de véhicule étranger depuis belle lurette.

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       Une nouvelle fois, la gamme des paysages de haute montagne s'enrichit, parfois surprenamment. La route devient soudainement une piste roulante. Autour de moi, de la terre ternie, jaune sable, et sous mes roues cette piste blanche qui trace vers le lointain, vers les rangées montagneuses au fond. Les arbres épars donnent à toute cette zone un air de savane. Enfin, me dis-je avec amusement, j'ai trouvé ce que le marketing « adventure » cherche à nous vendre. Ma bécane sur la piste, moi debout, le paysage aride et exotique, aucune présence humaine. Mais il y a quelque chose que je n'ai sans doute pas compris, je n'ai pas une moto neuve de plus de douze mille euros (hors équipement) entre les jambes…
       Les épingles en montée présentent un petit challenge bienvenu, à négocier sur la poussière ou les cailloux. Le gain de confort et d'adhérence entre ces pneus-ci et les précédents est évident, et malgré leur faible durée de vie je ne regrette pas leur achat. Je ne fais rien de dingue, je roule lentement sur ces pistes, je n'ai pas la dégaine de l'aventurier Instagram, mais je m'en fous royalement. Pendant que d'autres parlent et parlent, prennent des selfies ou comparent leur matos, je suis ici. Et je m'éclate.

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       Le bitume, ou ce qu'il en reste, revient après le col Tizi n'Bou Ikhoudene. Au détour d'un virage, une vallée sèche et sable s'évase devant moi. En contrebas, quelques fabrications rudimentaires qui m'évoquent un camp d'alpinisme — on est bien sûr bien trop bas pour ça, et il s'agit d'infrastructures agricoles, mais cette atmosphère de haute montagne s'en trouve encore renforcée. Maps m'indique de prendre à gauche, et me revoilà sur une piste roulante, dont je n'ai aucune idée si elle va redevenir bitume avant Imilchil — encore à plus de quatre-vingt kilomètres de distance. Ça y est, me dis-je, je suis enfin revenu à peu près nulle part.
       Le bitume revient, usé, fatigué, écartelé. Je roule aussi attentivement que sur la piste. Le village que je traverse alors, Tasraft Naite Abdi, me jette au visage la réalité du Maroc rural profond. En fait, la vue de cette misère a fait surgir immédiatement à ma conscience des images des villages d'Europe de l'Est pendant la Guerre Froide (et sans doute encore bien actuels). Le bitume de la grand' rue (toutes les autres sont en terre), seul indice visible que ce village n'est pas totalement enclavé et oublié de son pays, est encore plus défoncé et rompu, torturé et déchiré. Deux stupides ralentisseurs, deux boudons de cailloux compactés et retenus par du béton craquelé de toutes parts, sont si raides que mon sabot tape lorsque la roue avant retombe. Partout, des flaques de boue séchée, des ânes et des mulets, des gamins sales, des poulets, dans une indistinction chaotique. Les cahutes sont plantées contre la rue où circulent quelques pickups croulants. Des femmes âgées, épuisées, portent des fétus pendant que les hommes, des bidons pesants. D'autres sont assis ça et là, le visage fermé, observant mon passage avec curiosité. Les gamins sont excités, mais je suis si concentré sur le fait de négocier les obstacles de la rue que j'ai à peine quelques secondes de répit pour saluer respectueusement les habitants. Je prie pour que Maps ne m'envoie pas dans un cul-de-sac ou contre un fossé. J'accède assez vite à la sortie du village, négocie le contournement de deux chevaux qui végètent sur la route, puis remets doucement du gaz.
       Bien que ma traversée n'ait duré peut-être que quarante secondes, j'ai été très frappé par ce que j'ai vu, et ce qui est passé, sur le moment, un peu comme un rêve s'est durablement fixé dans ma mémoire. La plupart des villages sont presque déserts, ou bien la pauvreté y est commune, mais digne. Là, j'ai été remué par une tout autre impression. C'était, je pense, bien plus la misère et l'isolement profonds. C'est peut-être stupide à dire, mais je me suis vite fait la réflexion que peut-être personne dans ce village ne parlait quelques mots de français. Je ne serais pas surpris qu'il y eût plusieurs analphabètes. Plus fortement qu'auparavant, je me suis senti vraiment hors de propos avec mon véhicule bruyant et mes sacoches gonflées d'affaires. Si j'avais été à pied avec un sac à dos, je me serais arrêté dire bonjour, échanger, faire connaissance. Là, j'étais franchement gêné. J'aurais craint de m'arrêter — pas pour ma sécurité, car même les gosses n'essayaient pas de me stopper ou de réclamer un dirham. Mais par crainte d'être indécent. J'ai poursuivi mon chemin au milieu des montagnes indifférentes avec un léger malaise au fond de moi.

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       Le bitume facilite ma progression le long du cours d'eau, dans le sens des plis de la montagne. La vallée se peuple davantage d'habitations éparses et discrètes, plantées comme les îlots d'arbres qui tracent l'oued. Au bord d'un autre village, un matelas de cultures verdoyantes vient interrompre avec fracas l'alternance cyclique des beiges, gris et bruns, comme la respiration d'un refrain longtemps attendu. Le répit est de courte durée, car des tranches rocheuses acérées se dressent abruptement en face du village, et je fonce droit dessus sur une piste diffuse, pour m'enfoncer dans des gorges inattendues. Sans prévenir, deux murs imposants se dressent de part et d'autre de la route. Je m'arrête aussitôt pour quelques photos ; une adolescente sur un mulet passe et me gratifie d'un grand et chaleureux salut de la main. Une telle simplicité, une telle confiance, ça me va droit au cœur. Cette gorge serrée offre à peine la place pour un cours d'eau et une route, et je gravis les deux épingles au bord du vide. En contrebas, l'oued et quelques roches creusées net comme un mini-canyon. Dans la montée, je croise une jeune femme qui voyage à vélo, manifestement en solo. Improbable, sur cette route orpheline. Je la salue, et regrette maintenant de ne pas m'être arrêté pour faire connaissance et découvrir sa façon de voyager.

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       J'accède alors à un autre plateau — encore un — essaimé de quelques petits villages où l'on me salue de la main. Je retrouve une atmosphère détendue, simple, accueillante, en rupture nette avec Tasfrat ; une énergie positive, dirait-on aujourd'hui. Le tracé se stabilise en longues lignes presque droites contraintes ça et là par une bosse récalcitrante. Obstacle après obstacle, virage après virage, la montagne s'élève et se multiplie comme une fractale et de nouveau je sens poindre cette excitation mêlée de crainte grégaire, que cette progression n'atteigne jamais aucun but. Mais j'arrive au but, et peu après le col Tizi n'Tfenza, je tombe sur la N12 en direction d'Imilchil.
       Pour parachever cette intense traversée, la N12 serpente au flanc d'une falaise coupante et accidentée, sans glissière ni accotement. J'imagine que, comme tant d'autres, cette route a déjà une réfection programmée. D'ailleurs, pour une fois, un monument de pierre marque le passage du dernier col, d'où je peux admirer jusqu'à l'horizon tout un flanc de plissure qui sépare la région de Béni Mellal-Khénifra et le Drâa-Tafilalt, dont la crête découpe la lumière du soleil presque couchant ; avant d'entamer la descente en pente douce vers Imilchil, en toute fin de journée.

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       Juste avant Imilchil se trouve le lac Tislit, qu'il est trop tard pour visiter. Je remets ça au lendemain. Néanmoins, j'aperçois quelques panneaux indiquant des auberges. Je quitte la route vers une petite maison posée juste au bord dudit lac — Auberge Tislite. Il y a trois motards qui viennent de se garer. Le gérant s'approche et m'informe, navré, que ses trois chambres sont prises. Mais il me recommande d'aller chez Saïd, un peu plus loin. Je prends note et repart. Le soleil a disparu derrière les sommets et la température tombe vite. Deux cents mètres plus loin sur la route, je tente une autre auberge, sise en surplomb au bout d'une piste un peu secouante. L'endroit est désert ; je toque ; aucune réponse. Flemme d'appeler le numéro affiché sur la porte. Je redescends la piste et roule vers Imilchil, vaguement à l'affût d'une enseigne « Chez Saïd ».
       Je passe les premières constructions de la ville — dont la première station-service depuis celle de midi — et là, sur la gauche, une enseigne « Auberge Appart Hôtel Chez Saïd ». Sans réfléchir, je tourne et me gare, contact coupé, je ne démarre plus pour aujourd'hui. Tandis que je me déplie, je regarde les deux motards Tchèques garés à ma gauche (GSA et 1190 Adventure, je crois). La roue avant de la KTM est manquante. Je demande ce qu'il s'est passé, avant de voir que l'un des deux gars est en train de simplement regonfler le pneu, de l'autre côté de la moto. Bref. Les deux compères ne semblent pas très diserts.
       Bien plus sympathique est Saïd, qui sort m'accueillir. Bien sûr qu'il a des chambres — évidemment. Grande, avec une belle salle de bain, pour pas cher, je n'en demande pas plus. Pendant que je décharge quelques affaires et déguste le thé en bavardant un peu avec Saïd dans les dernières lueurs du jour finissant, je vois du coin de l'œil les deux Tchèques reluquer la Transalp.

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Jour 15 | IMILCHIL À MERZOUGA

Message par Qohen »

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       Par la baie vitrée de la salle à manger ceinturée de sofas marocains, j'attends l'arrivée du soleil qui ne devrait pas tarder. En contrebas de l'auberge, un évier de cultures bordé de tous côtés par un mur de montagne. Pile en face, plein est, l'échancrure dessinée par la superposition visuelle de deux pentes. Un léger brouillard lévite au-dessus du sol. Les cultures et les quelques arbres sont gris de froid. Devant mes yeux, c'est comme une synthèse d'un certain Maroc : un magnifique paysage naturel entrevu à travers une vitre sale. Le soleil jaillit enfin de derrière les reliefs et la lumière éclabousse cette petite ville d'altitude.
       Je suis encore une fois le seul « transhabitant » et je n’ose pas perturber le silence de la maisonnée, même si je sais, à la vue de ma table dressée et garnie, que le patron est sur le pont. Saïd m'informe qu'il fait trois degrés dehors. Et en effet, je trouve la selle de Shelly couverte de givre. Pourtant, on n'est qu'à mille-deux-cents mètres… Je m'empiffre du petit-déjeuner pour avoir rapidement des calories à brûler, puis je m'emmitoufle. Par son ralenti un peu irrégulier, la moto me fait savoir qu'elle n'aime pas trop ce réveil glacial. Mais qu'elle se rassure, aujourd'hui encore nous ferons le grand écart : du givre en haute montagne le matin, jusqu'à l'été dans le sable ce soir.

       Tout d'abord, retour au lac Tislit, qu'il était trop tard la veille pour visiter. Depuis la ville, la route remonte lascivement parmi les bosses douces aux couleurs crues, nettement découpées contre le ciel impeccable ou mutuellement fondues dans une ombre grise indistincte. Il s'avère que ce changement de programme n'est pas un mal, car quand je sors de la route pour m'engager sur la piste qui l'entoure, le soleil commence tout juste de déverser son éclat orange frais sur le site. Quelques vans dispersés constituent toute la population présente. La piste roulante longe l'eau qui brille sous les rayons obliques et étale un pur reflet. Au bout du lac, je poursuis vers l'est, vers le lac Isli, distant de quelques kilomètres.
       La piste est facile — aménagée — et traverse une mince vallée bordée de pointes proches, comme des sommets à échelle réduite. La vue est bloquée par ces crêtes aux détails ombragés, de telle façon qu'on éprouve le sentiment profond de se trouver sur la cime du monde, où derrière ces balustrades de roche, autour du lac, il n'y aurait que l'immensité du vide en-dessous, et celle, bleu noir, du ciel. Le lac s'étend dans un calme olympien, clair et brillant comme un joyau dans la lumière matinale pure et non ternie par l'épaisseur de l'air des plaines. Reflétées dans ce lac de mercure, les crêtes qui le cachent du monde extérieur.

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       En face, les derniers plis géologiques sur le dos de cette partie du Haut-Atlas, semés des habitations en ruine d'un ancien village traditionnel. Pour tout repère, les pylônes électriques. L'aspect de la piste me fait supposer qu'elle deviendra sans doute, prochainement, une route. De nouveau, le double tranchant de la modernisation me tourne dans l'esprit. Doit-on toujours souhaiter que les choses deviennent plus facile d'accès ?…
       Les mains gelées, je m'abreuve de ce paysage idyllique et solitaire, figé et silencieux dans une austérité millénaire. Dans ces occasions, je serais ravi de pouvoir circuler sans un bruit. La présence sonore de ma monture, même en la maintenant à bas régime, est gênante ; et la cycliste que je croise entre la route et le lac me le confirme malgré elle d'un regard tout juste cordial. Et à sa place, je penserais la même chose. Je viens dans ces endroits trouver du calme et de l'isolement, mais aujourd'hui, c'est moi qui vient la priver, pendant un moment, de calme et d'isolement.

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       Pour retraverser l'Atlas, je ne redescends pas tout droit depuis Imilchil. Je choisis de continuer sur mes routes délaissées en prenant la R706 qui longe la chaîne de montagnes en direction d'Er Rich. Sur les premiers kilomètres vers Bou Azmou où la route bifurque, celle-ci suis le cours d'eau qui alimente les cultures locales… ou qui essaie. La plupart des parcelles sont couleur terre sèche, comme les arbres, comme les reliefs au loin, omniprésents, uniformément peints du beige monotone. Le bleu intense du ciel détonne avec la neutralité des tons autour de moi. Les villages en aval d'Imilchil sont animés mais je crois déceler que la vie y est très lente. Les têtes se lèvent parfois au passage de mon équipage incongru.
       L'état de la route témoigne de l'isolement de ces communautés. Je compte plus de mulets que de voitures, et bien des femmes âgées ployant sous le fardeau en revenant de telle ou telle parcelle hors du village. En face de ces parcelles qui tapissent les petites vallées engoncées, les reliefs redeviennent peu à peu agressifs, violents, pointus. Au petit matin, comptant les degrés qui s'accumulent au fil de la course du soleil, je roule en équilibriste sur ce ruban de bitume qui sépare radicalement la culture, nourricière, de la nature, acérée et aride.

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       La R706 fait partie des routes les plus isolées de ce voyage, mais elle remporte sans doute la palme de la densité des paysages différents. J'estime avoir passé, sur trois heures de route, à peu près quarante-cinq minutes à prendre des photos. Je m'arrêtais parfois littéralement tous les quelques kilomètres, tant les vestiges géologiques déploient des formes, des mouvements et des couleurs différents — parfois dans le même panorama, provoquant ma perplexité et mon ébahissement. On aurait dit, ça et là, qu'un démiurge avait accumulé des modèles 3D sans égard pour leur cohérence d'ensemble.
       Juste après la bifurcation, une immense ligne droite crûment aménagée pointe droit sur une première barrière de reliefs, avant de négocier son contour et de suivre, par la suite, le flanc de toute cette partie de la chaîne de montagne. Je traverse encore quelques flaques d'ombre sous les pentes, serpentant dans ce paysage de roche nue et brute, parfois douce, parfois abrupte. Au loin, quelques accrétions exhibent déjà leurs caractères étranges dans un jeu de cache-cache d'un virage à l'autre, d'une saillie à l'autre. Les plans de composition se multiplient selon une parallaxe complexe et riche en surprises.

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       Je côtoie de temps à autre quelques cultures posées sur le lit de l'oued, fragiles îlots d'aménagement humain dans cet immense cirque tellurique inhospitalier. Je ne me lasse pas de ce contraste et commence à vouloir m'arrêter partout pour faire des photos. Il y a encore de l'activité, ici ; une 125, une camionnette, un tracteur ; puis de moins en moins. Des collines acérées viennent s'échouer au pied de la route, ailleurs c'est une bosse douce et fluide comme une crème, ou un plateau de canyon figé dans un chavirement comme un Titanic de pierre. Plus loin, jaillissant d'un étirement rocheux, c'est comme une falaise de doigts rouges et poncés. De temps à autres, la route plonge et la vue s'ouvre comme un répit, et j'aperçois très au loin le spectacle qui m'attend dans quelques minutes. Ce qui me frappe le plus, c'est que l'émerveillement ne cesse jamais… contrairement à la circulation, dont le goutte-à-goutte s'est finalement arrêté.

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       Je suis désormais seul dans cette parade géologique et minérale. Après des collines érodées toutes selon sa coquetterie particulière, je longe des gorges plus classiques dominant un oued réduit à un petit écoulement. Je me lève et tends la tête pour apercevoir, évidemment, un parterre de cultures bien nettes déclinant une palette de verts en bonne santé. Selon qu'on baisse ou lève la tête — deux mondes. Et la route, usée, un peu cabossée, bordée de caillasse, s'arc-boutant à répétition pour coller aux caprices de ces murs millénaires, est un vrai plaisir à négocier (il faut dire que j'ai un goût un peu particulier pour les routes défoncées et si possible dangereuses…). Ce spectacle ininterrompu, ce véritable manège de paysages accidentés me garde en haleine pendant plus de deux heures pendant lesquelles je passe et repasse d'un univers lunaire à de petites vallées de vie et d'espoir.

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       Peu à peu, après plusieurs passages de piste poussiéreuse, de torticolis à flanc d'oued et de cheminements intimes entre des buissons jaunes débordant au-dessus du bitume, la route se relaxe et la vue s'ouvre. La roche enfle en une crête ondulée, comme un chausson aux pommes minéral ; des monticules s'écrasent contre la route dans un écoulement à l'échelle tellurique. L'horizon perce entre les multiples arrière-plans de crêtes et de sommet, jusqu'à s'apaiser en pente douce sur un plateau qui retrouve un aspect désertique plus familier. Je croise de nouveau des mulets, des vélos sur la route plus propre ; qui s'élargit peu après en une double voie de circulation ; qui autorise de rouler plus vite ; et qui, après une longue ligne droite, trouve enfin son terme dans les abords peu accueillants d'Er Rich et ses maisons raides, hautes, dressées comme des vigies au-dessus d'un immense terrain vague sans clôtures.

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       Peu attiré par Er Rich, je la traverse pour atteindre une station service sur la nationale qui vient de Midelt, celle que j'ai empruntée il y a une dizaine de jours, et je regarde, depuis la pompe, la circulation ininterrompue avec le vague sentiment de laisser derrière moi un monde qui se ferme, connu seulement de ceux qui vont expressément à sa découverte.
       Je pensais mettre un jour de plus à arriver à Merzouga. En reprenant ma route solitaire hier matin, j'étais un peu soulagé de revenir à ma perspective de départ. Le voyage à deux est agréable, mais différent ; et si l'on y gagne par certains côtés, on y perd aussi ailleurs. Mais je suis déjà revenu quasiment aux gorges du Ziz. J'informe Boris que je pourrai être à Merzouga dans quelques heures. De son côté, je suis un peu étonné d'apprendre qu'il est à deux heures de Merzouga. Du coup, on s'y donne rendez-vous pour le milieu de l'après-midi. Déjà !…
       Je me dis que j'aurais peut-être pu prendre une autre route lentissime entre Demnate et Imilchil, histoire de passer une nuit supplémentaire dans les montagnes. Mais pas question de faire demi-tour non plus. Maintenant que je suis là, il semblerait… erroné de revenir en arrière pour allonger artificiellement mon parcours. Je n'aime pas trop revenir sur mes pas. Quelque chose ne me semble pas correct. J'imagine qu'il y a aussi une question de contexte, bien sûr, mais dans un voyage routier comme celui-ci, où je suis tourné toujours vers l'avant, vers la suite, vers ce qui m'attend au loin, l'idée de revenir en arrière a quelque chose de faux, de creux. Ce ne serait « pas pareil ». Comme revenir au milieu d'un roman ou d'un film juste après avoir atteint la fin — l'émotion sincère de la découverte est déjà passée. Au mieux, je me sentirais emprunté, cherchant involontairement à retrouver des émotions que la nature même d'un retour ne peut jamais connaître. Au pire, je me sentirais « de trop » à traîner dans un lieu qui m'a salué et est déjà passé à autre chose.

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       Et puis je suis déjà passé par les gorges du Ziz, donc… Je finis mon plein et me lance dans une étape de liaison. Je retraverse les gorges, contourne Errachidia et m'arrête à une station-service au début de la route de Merzouga pour un thé, une pâtisserie (le dernier croissant de l'étal) et un peu de repos du soleil dur. Juste à l'extérieur du restaurant absurdement immense et vide, où mon thé est lent à venir malgré les cinq employés pour quatre clients, un Français me dit qu'il remonte de Merzouga, où le 4L Trophy est actuellement sur place. Ha ! me dis-je, ça fera de l'ambiance. Malgré cela, continue-t-il, il n'y a pas beaucoup de monde à Merzouga ; contrairement à ce que je craignais. Je ne vais pas m'en plaindre.
       Sur la longue route menant plein sud à Merzouga, je me replonge peu à peu dans l'atmosphère du désert. La terre est redevenue parfaitement plate, à l'exception de quelque pli ici ou là dont le front noir tranche avec le tapis jaunâtre. La délicieuse monotonie du décor s'étale dans l'espace et le temps. Je croise parfois la piste du 4L Trophy, protégée par la police, et l'on suit les voitures à la poussière qu'elles soulèvent. Je croise également, sur la route, des 205 du Nomad Raid. Mais en effet, il n'y a pas foule. Le ronron régulier du moteur, calé sur son rythme de ligne droite, n'est que rarement perturbé par un ralentissement, parfois pour négocier un banc de sable sur le bitume.
       Les dunes sont visibles de très loin comme un amas orange. C'est ce qui me frappe le plus, leur couleur qu'on croirait maladroitement saturée comme par un filtre Instagram, mais non : elles sont bien orange. La deuxième chose qui me frappe, c'est à quel point, en dépit de ma vitesse soutenue, elles semblent ne jamais se rapprocher.
       Quand j'arrive à Merzouga, je décide de m'arrêter à un petit café dans le village. Je pousse jusqu'au bout de l'agglomération mais ne trouve, hors de la nationale, que des pistes plus ou moins sableuses. C'est en fait, apparemment, le vieux village. Je n'ai pas trop envie de m'y aventurer, et Boris, j'imagine, encore moins, avec ses pneus. En fait, la ville récente avec des rues en dur se trouve, je crois, un peu en amont. Je remonte donc, en ayant à peine jeté un œil aux dunes.

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       Je pensais que Boris arriverait avant moi, mais c'est le contraire qui se passe. Dans la ville récente, je m'attable donc à l'ombre, accablé par la chaleur, dans une petite rue perpendiculaire. La circulation est faible, essentiellement composée de 4x4, de quads et de motocross qui déboulent sans grand respect dans ces rues assoupies. Sans nouvelles, j'attends ainsi Boris plus d'une heure, qui arrive enfin et m'explique qu'il a été retardé. Dans cette rue aux pavés gris lumineux, sans guère de passants, je ne sais pas quel est le plan. Je n'avais pas prévu de descendre ici, de toute façon. Boris veut aller faire un tour vers les dunes, histoire de cocher cet item sur sa liste. On a encore un peu de temps.
       En toute fin de journée, quand les visiteurs sont partis ou en train de, nous (re)descendons la N13 pour trouver un endroit dégagé où faire quelques photos dans les dunes. J'avise l'entrée d'un « parking » signalée par deux quads et une bannière, et nous franchissons enfin, sur un sol compact, les derniers mètres jusqu'aux fameuses dunes. Nous garons les motos avec les palmiers en fond, et c'est parti pour la séance photo.
Évidemment, il ne faut pas cinq minutes avant qu'un vieil homme ne s'approche à vélo pour tirer de son sac à dos des bijoux à vendre. Il n'est pas méchant, mais on n'a rien à acheter et pas tellement la patience. On essaie de lui faire comprendre gentiment qu'on n'est pas intéressé, mais il reste. Ce n'est qu'en faisant mine de partir, et lorsqu'on l'invite à prendre garde à la poussière soulevée par les pneus, qu'il daigne s’en retourner. Il me faisait un peu de peine, mais je suppose qu'on ne peut pas être compatissant tous les jours ni avec tout le monde…
       Et dans cet endroit terriblement touristique, je suis automatiquement sur la défensive. Je ne m'ouvre pas au lieu quand je sais qu'il est très largement mis en scène pour alimenter et correspondre à un phantasme préconçu. Quelques pas jusqu'au sommet de la première dune m'ont suffi pour apercevoir une espèce de gros tuyau de caoutchouc qui traînait et au loin le sommet d'une tente ou d'une hutte. D’un côté comme de l’autre, les infrastructures qui pullulent inspirent le sentiment que les tentes et hôtels ne sont pas des îlots de protection qui ont conquis la rudesse du désert, mais plutôt que les dunes forment le parc d’un immense hôtel qui les a domestiquées.
       Tout dans l'atmosphère de ce lieu, y compris les rallyes qui y passent, y compris la nature même de cette tache de dunes qu'est l'erg Chebbi, me donne le sentiment d'assister à rien de plus qu'une aire de jeu pour touriste occidental. Un bac à sable, au sens strict du terme, adossé à un village-hôtel de carton pâte, et qui propose des « expériences » pseudo-nomades en packages et formules tout compris — y compris les défoulements offroad flatteurs à grands coups d'« aventure » paradoxalement sévèrement encadrée. Je ne sais pas, peut-être que j'exagère, et bien sûr qu'il y a encore d'authentiques habitants et habitations ici. Mais la contamination touristique et économique, je trouve, a vraiment vidé ce lieu de ce qui faisait son charme à l'origine. Il n'en reste à mes yeux (bien que je ne l'aie évidemment pas connu avant tout cela) que l'enveloppe, l'exuvie sans la quintessence. Impossible de communier avec l'erg. Certains peuvent faire abstraction de tout, s'ils ne voient que les dunes autour d'eux ; personnellement, rien que savoir que je me trouve simplement dans un angle mort de ce décor de cinéma me ruine toutes mes chances.
       La gamine venue nous dire bonjour et regarder les bécanes sans rien demander était une rencontre bien plus souriante.

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       Pendant que Boris finissait ses photos, je prévoyais notre hébergement. Nous prenons alors la route de Merzane pour éviter d'une part les rues ensablées du village locatif — pardon, ancien — et d'autre part les prix locaux. Merzane se trouve à une trentaine de kilomètres au nord et l'hébergement que j'ai trouvé sera, à mon avis, très satisfaisant. Bon, d’accord, c’était quasiment la tête de liste des recommandations Booking. Et bien franchement, il le mérite à cent pourcent.
       Peu après a sortie de Merzouga, Boris me fait signe qu'il aimerait prendre quelques photos supplémentaires, comme le soleil descend et rend les dunes encore plus rouges. Il n'y a déjà plus rien autour de la route, que de larges étendues de terre saupoudrée de cailloux. Nous nous engageons sur une piste aléatoire, dans la vague direction d'un 4x4 (qui nous indique que c'est praticable). Davantage que la « visite » des dunes tout à l'heure, c'est peut-être ce moment dont je me souviens avec le plus de plaisir. Simplement à rouler sur une piste sans nom, imprévue, hors de la route tracée, en direction des dunes au coucher du soleil. Nous avançons sur quelques centaines de mètres, bravant les petits bancs de sable, puis je m'arrête à une distance qui me semble raisonnable. Boris, motivé, me voit m'arrêter mais décide, par bravade, de continuer… avant de voir le petit talus de sable qui annonce le changement de surface. Je le vois enfoncer la roue et, sans surprise, guidonner puis laisser choir la CB.
       Évidemment, c'est l'occasion d'en rire et d'immortaliser son baptême en photo (et en vidéo !). Relever la bécane ne présente pas de difficulté ; par contre, pour la sortir avec ses pneus presque lisses, il faut pousser… Le 4x4 de tout à l'heure s'approche et nous demande si tout va bien. Après notre réponse positive, il nous propose, bien entendu, hébergement, peut-être une randonnée à dos de dromadaire… Dans un soupir, je lui dit qu'on a réservé et qu'on a déjà des montures, merci bonne soirée.
Le soleil commence à être très bas et s'il on veut arriver avant la nuit, il faut vraiment qu'on y aille, maintenant.

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       Dernière ligne droite. J'augmente un peu le rythme. La route défile, bordée par le crépuscule, et je fends l'air du soir qui s'installe. Mes sens sont en éveil. J'enregistre ces sensations pour pouvoir les retrouver plus tard. Le sol s'assombrit et se voile d'ombres éparses. Le ciel, encore bleu, brille d'un filet blanchâtre à l'horizon où le soleil, dans un mouvement cinématiquement lent, s'enfonce sans un bruit.

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       Tour de relai radio, vieille bâtisse abritant deux boutiques, nous bifurquons à droite ; Merzane. Une large piste droite, quelques constructions (riad ici et là). Le village est épars et un peu en retrait de la route, loin de devant nous ; nous n’irons pas jusqu’à lui. La couleur des constructions le camoufle, dans la lumière du soir. Je repère notre riad. Nous garons les meules devant et je vais m'enquérir des chambres. Évidemment qu'il y a de la place. Il n'y a que trois chambres, toutes disponibles. J'aperçois qu'elles sont jolies, visiblement confortables, et Omar me propose deux cents dirhams pour la nuit. Parfait. Je sors et retrouve Boris perdu dans la contemplation du soleil couchant, le visage surprenamment débarrassé de sa bonhomie habituelle. Il tourne légèrement la tête quand il m’entends m’approcher. Son expression trahit l’expérience d’une beauté presque douloureuse. Pour une raison obscure, ça me fait plaisir de le voir si absorbé par sa contemplation que son masque tombe, et c'est moi qui sourit.
       Le temps d'aller poser mon casque et mon équipement dans ma chambre, et les trois gamins à vélo qui gravitaient de loin autour des motos ont bravé leur timidité pour s'approcher. Boris leur fait tourner un peu la poignée, et ils sont contents. Quand je reviens sur ma moto et qu'on s'apprête à aller les garer devant chez Omar, nous échangeons des saluts respectueux. C'est con, mais simplement le respect et la cordialité. S'il n'avait pas été si tard, j'aurais proposé à ces garçons de jouer au foot, ou de monter un peu en passagers.

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       Omar et sa femme nous reçoivent comme des rois. Ma chambre est belle et le lit tellement confortable. Je n'ai pas moins d'éloges pour la salle de bain, simple, jolie, pratique. Rien de luxueux (pas de clim ni rien hein). Ce ne sont que trois chambres dans une extension de sa maison en terre séchée, qui entoure avec celle-ci un patio de terre cultivée. Mais ce qui est présent est soigné, bien pensé, et ça se voit. Les bagages posés, c'est le moment de prendre le traditionnel thé. Omar parle un peu français mais bien mieux espagnol, que maîtrise Boris. Je suis donc un peu en retrait de la conversation, ce qui me va car je suis épuisé. Rapidement, l'épouse d'Omar apporte quelques olives, des cacahuètes, puis quelques pâtisseries. Et puis c'est une soupe au riz. Encore du thé, et un peu de dessert. Et voilà le dîner assuré.
       Et ce n'est que le début. Omar fait honneur au sens de l'accueil marocain et surtout berbère. Pour passer le reste de la soirée, nous sortons fumer un peu à l'extérieur, devant le riad, où Omar nous rejoint pour papoter. La nuit s'installe pour de bon dans un immense silence étoilé.

(Une fois n'est pas coutume, je fais un peu de pub pour Omar parce qu'il assure vraiment : Dar Oasis Moringa

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Jaz
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Re: Marc o' Maroc 2024

Message par Jaz »

Belles photos et beaux paysages, :premier tu l'as fait à quelle période ton voyage ?
Il vaut mieux mobiliser son intelligence sur des conneries que mobiliser sa connerie sur des choses intelligentes.

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Re: Marc o' Maroc 2024

Message par Qohen »

Jaz a écrit :
20 mars 2024, 21:40
Belles photos et beaux paysages, :premier tu l'as fait à quelle période ton voyage ?
Merfi :mrgreen:
Février !

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Jour 16 | AUTOUR DE MERZOUGA

Message par Qohen »

       La lumière de l'aube diffusée dans la chambre par la petite fenêtre trouble me réveille, et je suis immédiatement frappé par le silence absolu. J'ouvre les yeux aux tons ocre, bleu et biscuit qui colorent ma chambre. Se désamorce le réflexe instinctif de se protéger des agressions qui débordent habituellement de l'extérieur. Je percute à quel point il est salvateur de se réveiller dans le calme. Sans entendre une sirène, des voitures, des portes qui claquent, ou même un frigo ou le bruit du chauffage. Incroyablement reposant.
       Je sors subrepticement profiter du jour qui se lève. La maison d'Omar ne trahit aucune activité, même si je me doute que lui et son épouse sont déjà en train de préparer le petit déjeuner. Je fais quelques pas sur la terre du parc de stationnement, un œil distrait sur les motos sales, figées dans leur perpétuel élan, un autre sur les quelques nuages qui balaient le ciel. Le début du voyage était assez clair, somme toute. Désormais, je ne sais pas trop quoi faire, où aller. Et puis nous roulons à deux, maintenant. Ça ouvre d'autres opportunités, mais ça réduit aussi certaines libertés.
       La table du petit-déjeuner est couverte de plats. Nous étions déjà habitués à être gâtés, mais Omar lève la barre d'un cran. Crêpes, œufs au tajine, pain, gâteau, confitures, amlou, fruits, olives, fromage, thé, café, lait, jus… Par la porte ouverte de la cuisine, nous entrevoyons l'épouse d'Omar affairée à tout préparer. Boris débarque un peu plus tard que moi, mais je n'avais cédé qu'au café.

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       Il est temps de faire un petit point et d'examiner les programmes. Pour aujourd'hui, déjà : évidemment pas d'excursion à dos de dromadaire, ni de quad, ni aucun de ces manèges. Il n'y a pas énormément de choses à voir à part les dunes. J'ai regardé sur WikiLoc s'il y avait des pistes faciles, mais les informations sont minimes — et puis, faciles pour qui ? Pour quel type de trail ?… De ces recherches, je note deux lieux à voir, tout de même. Lorsqu'incertain de la piste pour y parvenir, je demande à Omar s'il connaît le premier, l'Escalier Céleste, il me dit qu'il s'agit d'une œuvre d'art d'un artiste allemand. Merde. J'aime beaucoup l'image de cet escalier pointé vers le ciel, mais il n'a rien de local… En plus, Omar me prévient que la piste est très sableuse. Bon, on raye.
Le second, c'est une formation rocheuse, nommée Gara Medouar. La piste est dure, facile à rouler. C'est noté pour aujourd'hui.
       Pour la suite du voyage, les choses sont plus floues. Maintenant que je suis — déjà — ici, je n'envisage pas autre chose que remonter vers le nord, mais du coup, par la même route qu'à l'aller… Je refeuillette le Michelin pour chercher d'autres étapes. Boris n'a pas de trajet prévu dans cette partie du Maroc, et il a encore deux semaines avant de compter un mois sur place et de prévoir son passage en Italie. Rien ne me saute aux yeux, et je suis un peu chiffonné. Je n'ai clairement pas envie de quitter le sud. Pour l'heure, nous sommes si bien ici que nous décidons de rester encore cette nuit. Au moins, nous pourrons laisser les affaires sur place pendant qu'on vadrouille la journée.

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       Le premier arrêt est le souk d'Erfoud, où j'espère trouver du amlou et des herbes pour le thé. En dépit de cette incertitude flottante qui commence à m'imprégner, je roule avec entrain, contaminé par la bonne humeur inflexible de Boris. Sur les lignes droites entre Merzane et Erfoud, nous croisons des 4L sur le départ.
Le souk d'Erfoud est très calme, car nous ne sommes pas le jour du grand marché. Lorsque nous approchons de l'entrée, nous voyons sur la droite une boutique de dattes devant laquelle s'étire une queue d'une vingtaine de touristes. Je reste perplexe. On peut trouver des dattes partout à Erfoud comme ailleurs, pourquoi s'entasser et attendre ici ? Pourtant j'en ai vu des comportements de troupeau, mais là, je suis resté interloqué.
« Des touristes », me dit avec un certain dédain un jeune homme en chèche et tunique, et lunettes de soleil Ray-Ban. Nul doute qu'il nous avait repérés, Boris et moi, et se servait des autres comme faire-valoir pour s'attirer notre sympathie. Bon enfant, je rebondis sur son intervention. Je joue le jeu et lui dit que j'en cherche, moi aussi. Sans attendre, je suis guidé à l'intérieur du souk.
       Je me trouve rapidement devant un commerçant, mais c'est Ahmid lui-même qui me montre ce qu'il y a en stock. La bonne volonté des deux hommes est palpable, mais il me faut insister un peu pour tout et n'importe quoi, et en particulier les prix, surtout pour l'amlou, pour une raison qui m'échappe. Enfin. Ahmid m'emmène au souk des épices pour mes herbes à thé (merdedouch et luisa), puis je reviens à sa boutique, où il nous invite, Boris et moi, à boire la concoction habituelle. La conversation est cordiale mais le feeling est bien plus modéré qu'avec Lahcen ou Omar. Le thé semble presque apparu comme une arrière-pensée, et c'est un peu à reculons que nous avons accepté. Enfin. J'ai trouvé ce que je cherchais, c'est l'essentiel.

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       Sur la route de Gara Medouar, l'impression de se trouver dans un parc d'attractions se confirme. Quantités de boutiques de minéraux et de fossiles, dont certaines exhibent d'immenses squelettes de dinosaures — sans aucun doute en carton-pâte. Régulièrement, un véhicule couvert de sponsors ou un 4x4 d'expédition. On aurait presque le sentiment de se trouver dans un décor de tournage d'Indiana Jones. Dans un registre sensiblement plus dérangeant, je me trouve un peu mal à l'aise avec cette sorte de carnavalisation locale. Comme si la réalité des lieux et des gens n'était pas suffisante en elle-même et qu'il fallait caricaturer ou « bouffoner » les spécificités du lieu. Le « dépaysement » serait insuffisant à motiver la venue des touristes ou à faire tourner l'économie locale ; solution : surjouer pour transformer un lieu de vie authentique en Disneyland, parce que la plupart des touristes, faut croire, n'aiment jamais tant l'étranger et l'exotique que lorsqu'ils s’enrobent de l'aspect d'un jouet en plastique. Et sous ce lustre parfois clownesque, je ne peux m'empêcher de percevoir une coopération à cette dévitalisation, une servilité qui n'a, en essence, pas beaucoup de différence avec celle des anciens temps coloniaux. Je ne sais alors pas trop quoi penser de ceux qui se réjouissent de pouvoir visiter cette région — ou n'importe quelle autre — comme un parc à thème.

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       La piste de Gara Medouar est en effet très facile. Avec la chute de la veille, nous jaugeons néanmoins prudemment le grip et gardons l'œil ouvert pour les bancs de sable, mais ils sont très superficiels et peu nombreux. On peut assez vite augmenter un peu le rythme et flotter sur les bosses et les cailloux, les roues pointées droit sur cette surprenante formation géologique. Il y a deux kilomètres de piste à regarder devant soi cette forteresse naturelle grossir au milieu de la plaine.
       C'est peut-être là que j'ai effleuré la sensation de pouvoir rouler n'importe où. Piste ou pas piste, on pouvait virer à gauche, à droite, partir au loin, tourner sur place… Pas de marquage au sol, pas de talus ou de fossé en bordure, pas de ruban de bitume. Juste une immense place déserte. Je suppose que c'est ce qu'on doit ressentir — plus fortement même — sur une plage ou un lac salé, ou une plaine de sable. Simplement se trouver hors du quadrillage réglementé. Hors des voies, des intersections, des zones. Rouler sans être mentalement dirigé par la disposition des infrastructures de circulation — rouler déstructuré. Décadré. Comme si de nouveaux angles avaient été ajoutés sur le guidon ou le volant, des angles qui n'existent pas sur les routes cartographiées. Et plus de point d'arrivée non plus : là où il n'y a rien, on peut s'arrêter partout, mais nulle part plutôt qu'ailleurs. Le trajet perd une partie de son sens, puisqu'il n'emmène plus au point B. Le mouvement se réduit à lui-même, se suffit à lui-même, devient sa propre raison d'être, son unique justification. Rouler pour rouler, sans distance, sans durée, jusqu’en dehors des limites du niveau vidéoludique.
       Mais nous avions une destination précise. Il faudra, me dis-je, que je revienne goûter cette sensation comme il se doit…

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       Une langue de bitume mène, à travers une ouverture dans un mur, à l'intérieur du lieu. Ce bitume a été posé pour le tournage de La Momie, dont Gara Medouar est un des décors principaux. Devant l'entrée, quelques berbères que nous saluons en passant ; comme à l'intérieur. Deux camions sont garés sur le côté. En nous demandant pour quelle raison ils sont là, nous nous garons après le bitume, sous un arbre, pour grimper à pied jusqu'au sommet, en dépit d'une piste visiblement accessible aux véhicules. Le soleil, comme chaque jour, est vite cuisant malgré la saison. La piste dessine un arc de cercle à l'intérieur des parois de ce fort naturel pour mener jusqu'à deux lèvres de roche, deux avancées en surplomb qui dominent la plaine désertique juste en dessous. Dans un coin de roche, un petit nid comme aménagé, tout juste grand pour accueillir une personne assise ; j'y aperçois un tapis.
       La vue est impressionnante. L'immense parterre aride décline des aplats de couleur qui montrent toute la richesse de composition que l'on n'aperçoit guère depuis la route. Au loin, quelques éruptions viennent briser, de leurs courbes douces, la monotonie. Le ciel répond à la terre brune par son dégradé de bleu et les quelques nuages aux bords estompés font écho aux aplats diffus. D'un horizon à l'autre, les rares signes visibles d'activité humaine sont les traces de pneu qui prennent, avec l'altitude, l'aspect ésotérique de dessins religieux. De minces groupements d'arbres sont visibles par endroits. Au loin, le sable s'est accumulé contre les reliefs, formant des demi-dunes appuyées à leurs pieds, dans une posture ambivalente. On ne sait si le sable a formé des tas en tombant des reliefs, ou s'il tente d'engloutir ces derniers comme des suppliants s'agrippant à un prophète.

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(Cliquer pour taille originale)

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       La contemplation est de courte durée, car l'on se met rapidement à faire des photos, parfois un peu clownesques. La dynamique de potes prend le dessus encore une fois, et la plaisanterie vient participer à l'expérience. Tout seul, j'aurais abordé cet endroit d'une toute autre manière. Je réalise encore le décalage de ton qu'adopte ça et là mon voyage, désormais. Quand je suis accompagné, il est d'une certaine manière plus facile de profiter du moment, parce qu'on se repose sur le familier, le connu — les procédures standard de gestion sociale. Sujets de discussion, plaisanteries, tempo, tout cela est assez codifié chez chacun pour permettre d'aborder une situation sociale neuve avec un minimum d'imprévu. Et malgré notre rapide familiarité, Boris et moi ne nous connaissons encore que peu. J'observe donc notre dynamique se mettre encore une fois en place, et se substituer à autre chose.
       Ainsi, s'il est plus facile de profiter du moment en roulant dans l'ornière de la dynamique de potes, il est plus difficile de profiter du lieu, puisque les ressources mentales sont tournées, inconsciemment, vers la gestion sociale. C'est décelable, je crois, dans plein de petits indices. Bêtement, on sera par exemple plus enclin à écourter la contemplation par crainte de faire attendre. Personnellement, c'est surtout mon impossibilité de connecter — ou plutôt d'essayer de connecter — avec un lieu lorsqu'il y a quelqu'un autour ; comme à Delphes, comme à Aït Benhaddou. Surtout quelqu'un qui me sollicite et que je sollicite. Avec une véritable complicité (un être aimé), on peut paradoxalement plus facilement oublier l'autre, et s'abîmer dans la contemplation nue, parce qu'il n'y a aucun besoin d'être alerte. Mais c'est encore différent de la solitude pure. Cet immense désert devient malgré lui un décor au lieu d'être, je pense, le centre de l'attention.
       Quoiqu'il en soit, ni Boris ni moi n'aurions pu nous oublier devant cette vue, puisque aussitôt les photos prises, un local apparaît au sommet de la piste et se dirige vers nous, suivi de quelques Français. Il est guide et nous explique que dans quelques minutes, il faudra débarrasser les lieux pour laisser la place à un tournage. Un tournage de ? D'une publicité pour un véhicule électrique. Nous recevons l'information avec un éclat de rire que prolongent deux des Français qui se trouvent à portée auditive. Un véhicule électrique dans le désert, d'accord. Putain de marketing du rêve à la con. On ne peut savoir pour quel véhicule, mais c'est une grosse marque.
       En ressortant du fort, en plus des deux camions garés à l'intérieur et qui font maintenant sens, nous apercevons sur la droite, cachée en contrebas, toute une équipe technique. Un local, ruban en main, s'apprête déjà à fermer l'accès au site.

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       La journée est plus ou moins finie. On se sent un peu comme soudainement en permission. Encore presque une après-midi complète de temps libre, rien de prévu. Et que faire quand on a le temps ? S'attabler en terrasse.
Sous l'éclat du milieu d'après-midi, à l'heure de la sieste, nous nous attablons au café d'une station service (où l'on n'est pas susceptible d'être sollicité par des gosses ou des vendeurs ambulants). La circulation est éparse. À notre droite, un énième musée/boutique de fossiles et de minéraux. Devant le grand restaurant, un mince ruban de gazon sur lequel sont disposées tables et chaises. Nous tuons ainsi plus de trois heures à bavarder autour du thé, à comparer l'Occident à l'Afrique du Nord, à déplorer l'état pitoyable de notre vie politique… À essayer de masquer l'angoisse de nos avenirs inconnus derrière des rationalisations et des explications. À essayer de faire sens. En marchant prudemment sur le bord de l'écueil de l'apitoiement sur soi ; de toute façon, en tant qu'Occidentaux, nous sommes déjà naturellement enclins à trop réfléchir sur nous-mêmes.
       Parler de ces choses-là permet de désamorcer un peu la force de l'anxiété, mais c'est en même temps le signe évident que celle-ci est bien présente. Le divertissement qu'accomplit ce voyage, au sens étymologique de « dévier de sa voie » (di-vertere), est momentané et superficiel, et je le sais bien. Pratiquement chaque jour, au moins une pensée furtive m'a traversé l'esprit comme une piqûre de rappel qu'après le retour, l'agenda est plus moins vide. Le temps que nous passons, sans même y réfléchir, à discuter de ce sujet me rappelle aussi clairement que mon voyage, depuis quelques jours, a perdu sa direction. J'ai bizarrement l'impression d'errer plus maintenant qu'au début, quand je n'avais pas de tracé précis. Curieusement, c'est maintenant, quand j'ai en tête la suite du parcours, que j'ai le sentiment de ne pas savoir où je vais.
       Et pourtant, il est quand même remarquablement improbable d'être tombé sur quelqu'un qui a le même âge et se trouve dans la même situation, au même point dans sa vie. Je m'interroge sur la signification de tout cela. Boris ridiculise mon « aventure » ; devrais-je cesser d'écouter mes craintes et mon anxiété, et partir en Mongolie, quitte à y laisser toutes mes économies ?… N'est-ce pas bêtement la tentation de succomber aux mythes modernes de la complaisance, au marketing du développement personnel, à une sorte de fable spirituelle à vocation de soutien moral mais qu'il ne faut jamais prendre au sérieux ? Mais quand je vois celles et ceux qui franchissent le Rubicon, qui font le pas, je me dis…
Spirale.
       Où est la limite entre le raisonnable et le déraisonnable ? Puis-je avoir l'extrême tout en conservant une sécurité à la maison ? Ou bien, pour me perdre totalement, dois-je commencer par perdre tout ce que j'ai ? Il est difficile d'y voir clair dans cette période totalement incertaine. On pourrait penser que, libéré de toute attache, toutes les avenues me sont ouvertes, mais c'est précisément ce qui, à mes yeux, barre toute possibilité. L'absence de contrainte produit du mou, comme la permissivité engendre l'irritabilité. La contrainte engendre la créativité, elle sculpte, elle forme, elle identifie. La liberté totale conduit à la stérilité ; et en quittant le conceptuel pour redescendre à la réalité, on sait que l'illusion de la liberté cache des conséquences qu'il est difficile d'embrasser dans leur étendue et leur profondeur. Je pourrais partir au fond du monde et revenir sans rien avoir appris, mais en ayant tout perdu. Ou retourner docilement dans le système, retrouver la sécurité, et vivre quotidiennement avec un nœud dans l'estomac de n'avoir pas osé franchir le pas. Et je sais très bien que je ne trouverai pas ma réponse sur la route — désolé, Kabil.

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       Lorsque nous rentrons, le jour s'apprête à disparaître. Nous croisons les derniers convois de 4L en route pour Marrakesh. Primesautier, je me mets à toutes les saluer. Nous ressortons de la maison après nous être changés, pour aller assister au coucher du soleil. Depuis la piste qui mène plein ouest à la nationale, on voit l'antenne relais qui se dresse au-dessus de la plaine. Dans la lumière du crépuscule, le tableau composé par l'antenne et les poteaux électriques évoque un paysage très américain. Depuis la route, où circule encore une voiture ou deux, le ciel immense plonge sur la plaine qui s'assombrit. Des nuages effilochés s'accumulent autour du soleil orange. Un autre jour s'achève dans cette période flottante. À la beauté de la nature se mêle le sentiment diffus que ce crépuscule est aussi une métaphore. Un très léger malaise vient teinter ma contemplation. C'est au moins une façon de modérer les effets de la dynamique de potes.
       Omar nous gâte encore. Il a préparé les tapis et la table pour un dîner berbère sur le patio. La température du soir est parfaite, et nous nous asseyons par terre, pieds nus selon l'usage, avec gratitude. Nous n'avions pas commandé le dîner, et Omar ne nous le comptera pas — et quand bien même, ça ne nous aurait pas gênés. Tout dépend la manière de faire les choses.
       L'omelette et la soupe nous régalent. La conversation se déroule plutôt en espagnol. J'arrive à suivre un peu, mais ça me va d'être plutôt en retrait. Je m'amuse avec la fille d'Omar, un bout de chou souriant et enjoué à laquelle nul ne peut résister. Le repas terminé, nous allons fumer un peu à l'extérieur, sous les étoiles. Pas de télévision, ici. On occupe les soirées en famille. Omar attrape sa fille, la pose sur le réservoir de sa 125, et part la promener sur les chemins de terre autour de chez lui. Entre les arbustes et les buissons, son phare danse, ponctué par les rires de la gamine.

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Jour 17 | MERZANE À TAOUNATE

Message par Qohen »

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       C'est ainsi. Conformément au programme convenu, nous reprenons la route du nord ce matin. Nous nous levons assez tôt, mais l'énorme petit-déjeuner étalé sur la table nous met déjà en retard. On ne s'arrêtera pas à midi, donc on tente de manger un maximum. Un regain d'entrain est présent — la perspective de reprendre la route, malgré tout, peu importe la destination. Lorsque vient le moment de payer, Omar ne nous facture pas les dîners. Bordel. On a été si bien reçus que ça me semble injuste. Je lui donne immédiatement un extra. Boris me suit. Ce n'est pas grand-chose en soi, mais Omar apprécie le geste. Après des au-revoir chaleureux, nous reprenons la piste (et sa foutue tôle ondulée) en sauvegardant tous les souvenirs de son accueil exceptionnel. Clairement, notre meilleur séjour du voyage.

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       L'idée est de repasser au nord, et si possible d'arriver à Al Hoceïma pour la nuit. Je n'avais pas du tout compté Al Hoceïma dans mes plans, mais… Je n'ai toujours aucun désir de me diriger vers la côté atlantique touristique, et je n'ai pas de point de chute spécifique dans les terres. Quitte à m'éloigner du désert, j'aime autant m'approcher du littoral, donc Al Hoceïma, malgré le fait qu'elle ne propose rien de bien remarquable, m'a semblé appropriée pour un arrêt de quelques jours, possiblement. Je n'ai pas totalement oublié mon idée de rester sur place plusieurs jours, et j'aime autant le faire en bord de mer. J'avais vaguement envie de profiter encore un peu de l'ambiance marocaine, posément, avant de rentrer.
       Par ailleurs, en bavardant avec Omar ce matin, il nous a informé qu'une tempête de sable est annoncée. Je suppose que c'est le versant sud de l'orage qui arrive, lui aussi, demain ou après-demain… Comme le souligne Boris, peut-être pour rationaliser mon dépit qui devait être visible, nous n'avons qu'aujourd'hui pour remonter au nord, ou bien il faut attendre trois jours et laisser les motos sans protection dans une tempête de sable. Peut-être aurions-nous dû rester ? Mais rien qu'à cette idée, je sentais revenir cette impression de ne pas être à ma place, de m'attarder après le show alors que le reste du monde a repris son cours.

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       Rien, dans le ciel bleu au-dessus de nos têtes, ne laisserait supposer qu'une tempête arrive. Nous déboulons bon train sur la grand' route, plein nord, pas besoin de regarder le GPS. Il nous reste une ou deux heures pour faire nos adieux au désert. Les kilomètres, bizarrement, défilent un peu vite à mon goût. Il fait beau, mais c'est un beau modéré, un peu voilé. Comme mon humeur, finalement. Au fond de moi, je ne suis ni enjoué, ni dépité, simplement équanime. Néanmoins, c'est toujours un plaisir de chevaucher la moto chargée pour le voyage, et mon poignet reste vif sur la poignée.
       J'absorbe, j'absorbe les couleurs, les odeurs, les reliefs. Ce monde à part. Erfoud. Les lignes droites qu'on enfile à cent, cent-dix, prudents mais sans perdre de temps. Errachidia. Je maintiens un rythme plutôt soutenu, car la route sera longue et il n'y a pas vraiment de quoi visiter en chemin. Le pied de l'Atlas. J'entame les gorges du Ziz pour la troisième fois — d'ordinaire, me dis-je, mes tracés sont bien plus optimisés. Faire un aller et retour, passe encore, mais trois fois sur la même route… Tsk. Non. Fausse note. La fin de ce voyage est un peu un cafouillage.

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       Nous rattrapons un groupe de motards espagnols : l'habituel gang de GS et de grosses cylindrées. La circulation s'épaissit et il se trouve que Boris et moi doublons le dernier de la bande, coincé derrière un camion. Sitôt dégagé, il nous redépasse avec fracas comme s'il était honteux de rouler derrière des moyennes cylindrées. Ça y est, ils me cassent déjà les couilles, ces Espagnols. Un parfait exemple à l’œuvre d'émulation de groupe. Chacun s'efforce de coller au rythme du précédent, si bien que tout le monde se retrouve à accélérer et à rouler à bloc sans raison précise. Quelques minutes plus tard, on rattrape le nouveau dernier de la bande, avec sa grosse routière clinquante. D'un coup d'œil j'ai listé tous les signes du motard qui ne maîtrise ni la technique, ni la monture. S'il n'y avait que la vitesse lente, mais non, on peut mentionner la posture raide, les pieds en canard, la prise d'angle hésitante… Bien sûr, entre deux courbes il accélère juste assez pour nous empêcher de le dépasser en sécurité sur cette route de gorges.
       Et pendant les vingt minutes passées derrière lui, alors que le reste de la bande avait disparu depuis bien longtemps, pas un seul n'a ralenti pour voir si leur pote était toujours là.
On finit par le dépasser, peu avant d'arriver en haut des gorges. En arrivant à Er Rich, nous voyons une partie de la bande arrêtée sur un giratoire, à côté d'une ambulance, et le reste garé sur la station-service proche. Nous faisons signe au seul qui nous salue et poursuivons en secouant la tête.

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       Bientôt à Midelt, notre point de passage. Sur les plateaux, la route devient droite et rapide. Les nuages arrivent de l'ouest par longues bandes laineuses, très haut dans le ciel. Le vent aussi, arrive de l'ouest, et en circulant dans les couloirs naturels que forment les reliefs du Haut-Atlas il accélère et devient vite pénible et dangereux. Boris garde le rythme, mais je ne me sens pas en sécurité à rouler au-delà de cent. Ni même à cent, d'ailleurs. Les bourrasques sont rares, c'est un vent plutôt régulier, mais il pousse assez fort et le moindre trou d'air fait sévèrement dévier la roue avant.
       En retraversant cette région sous un meilleur ciel, j'ai au moins l'avantage de la découvrir sous ses vraies couleurs. Les roches avoisinantes et lointaines sont couvertes du même beige uniforme. Ce décor nu et sec commence à être familier. Nous ne nous attardons pas pour l'admirer — je ne prendrai aucune photo, aujourd'hui — car nous sommes très conscients de l'atmosphère de catastrophe imminente qui s'installe sur cette région (et une bonne partie du Maroc). Apparemment une sorte de tempête, ou de série d'orages, s'abat sur l'Europe, dont l'extrémité frappe le Maroc de plein fouet.
       La température baisse, aussi. J'ai bien fait, en prévision, de porter l'équipement au complet, mais Boris n'a qu'un blouson d’été, un pull et un jean. Cela dit, même avec mes doublures et mon ensemble toutes saisons, je commence à avoir un peu froid. Le vent continue d'user et de claquer dans le casque. C'est une de ces fois où il faut simplement serrer les dents, être patient et tomber les kilomètres avec fermeté.

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       Lorsque nous entamons la descente sur Midelt, le vent forcit encore, m'obligeant parfois à freiner et à descendre à soixante-dix. Je vois la tente de Boris qui commence à glisser, la sangle se défaire, et lui qui se retourne sans arrêt, un bras en arrière pour essayer de la tenir. Lorsque je suis passé la première fois, il n'y avait rien de tous ces travaux. Ils sont en train de construire une deux-fois-deux voies. On se retrouve à slalomer entre les camions et à combattre le vent sur des pistes poussiéreuses. Il est temps de faire une pause car ça devient difficile et un peu dangereux, surtout dans la circulation. Compliqué, dans ces conditions, de profiter de la vue plongeante sur le vaste plateau de Midelt qui précède la descente sur les pentes arborées de la montagne.

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       À Midelt, nous cherchons un endroit où nous poser, mais le GPS nous envoie en plein centre dans l'agitation urbaine. Après nous être fait accoster à la pompe puis klaxonner par Mohammed sur son scooter décatalysé qui voulait nous dire bonjour, on décide d'aller plus loin pour échapper au bruit. On a déjà pris l'habitude du calme, et pour moi qui vivait déjà le bruit de la ville comme une agression permanente, le contraste est trop violent et immédiatement désagréable. Retour sur la nationale, et tant pis pour le casse-croûte.
       Un peu après la sortie de la ville, je remarque que ma caméra plante. Je m'arrête au bord de la route dans un village. Aussitôt des gamins s'agglutinent autour de Boris pour lui réclamer un dirham. Vingt secondes plus tard, c'est un adulte qui vient lui taper la discute, en se plantant devant sa moto. Je ne sais plus ce qu'il lui voulait. Moi, je suis affairé avec mes appareils, et je commence à être un peu tendu — le vent, le retour, le bruit et l'accostage non sollicité. Ça doit se voir sur ma tronche, parce qu'ils me laissent tranquille. Je vois Boris, trop conciliant, qui n'arrive pas à se débarrasser de ses fans. Une ou deux fois je lui dis qu'on n'a pas le temps, mais mon ton de voix s'adresse aux autres. Rien. Je remonte en selle, rien, ça piaille toujours et le type bloque la voie. Agacé, je mets deux-trois coups de rupteur pour faire comprendre aux locaux qu'on est pressés, et je démarre en trombe.
       Je sais, ce n'est pas très poli, mais aujourd'hui on doit être efficaces. Boris est cool et comprend, mais je lui dis qu'il doit être plus assertif. C'est leur jeu de réclamer, ils ne vont pas se vexer pour un refus (et quand bien même). Si tu chicanes au lieu de dire fermement non, ils vont chicaner plus que toi. Je n'ai pas ce problème, quand je dis non, c'est définitif.
       On s'arrête encore peu de temps après pour le casse-croûte. Dans une station-service, pour la tranquillité. Nouvelle petite contrariété, le café-restaurant est fermé. Ce sera une de ces journées, me dis-je, et je sors la part de gâteau, enveloppée dans du papier, que j'ai emportée de chez Omar. Il y a encore pas mal de bornes à faire. Pas sûr qu'on arrive à Al Hoceïma. En ouvrant la deuxième trousse à matos électronique, pour changer cette fois la batterie de la caméra, je remarque qu'il en manque une. Mais putain. Je fouille la trousse, fouille l’autre, fouille le sac à dos — rien. Putain. Une batterie de perdue. Ouais, une de ces journées. T'as pas de chance avec l'électronique aujourd'hui, me dit Boris. Ouais. Je m'efforce de modérer mon agacement. Après les escroqueries, la perte des gants, le riad à Fès (qui me sera toutefois remboursé quelques jours plus tard), pfff… Bref. J'essaie de ne pas m'appesantir sur le négatif, mais toutes ces petites choses s'accumulent et ternissent, malgré tout, le voyage.
       À ce moment-là, je remarque une coulure d'huile sur le cache-culbuteur du cylindre arrière. Quoi, encore. Putain mais —
       J'examine, autant que possible. Ce n'est pas une fuite du cache-culbuteur, dont le joint a été changé juste avant le départ. Pas du carburant, de toute évidence. Sans doute rien de grave, mais dans l'état d'esprit présent, je pense évidemment d'abord au pire. Je pense à la facture du garage Honda où je note mentalement de ramener la bécane dès mon retour. Je pense à tous ces motifs d'agacement. Je pense à l'orage qui ponctue le début, et manifestement la fin du voyage, comme il a retardé le départ. Un thème. Un leitmotiv. Le sentiment amer et crispant d'être la chute d'une blague cosmique. Ce n'est que de la pluie, mais dans cette situation floue et anxieuse, qui met à rude épreuve ma confiance en moi et en ma capacité à me construire un avenir, ce thème récurrent est ressenti comme le Ciel me pissant sur la figure. Je chancelle dans mon existence présente, donc tout ce qui me tombe dessus — métaphoriquement et littéralement — je le subis avec une sensibilité excessive.
       Je respire, et me dis que si je n'ai rien senti jusqu'à présent sur la moto, c'est sans doute que c'est superficiel. C'est Honda, c'est Transalp, c'est costaud. De toute façon, je n'ai plus le loisir de ruminer mes abominables malheurs puisqu'une 1250 GS marocaine vient se garer à côté. Le bonhomme est bien sympathique, un jeune avec une bouille de dessin animé, et il vient papoter pendant que sa copine farfouille dans les valises. Ils remontent au nord aussi, vers Tétouan. On l'informe qu'il y a de la pluie sur la route, et il a l'air surpris. Sans équipement étanche, à part un blouson sur deux, la fin du trajet ne va pas être très agréable. Je compare le kilométrage avec Al Hoceïma. Si lui estime arriver à Tétouan à vingt-deux heures, on n'arrivera jamais à Al Hoceïma avant le coucher du soleil. Hmm. Bon, on a encore le temps de trouver un point de chute, mais en tous cas, ça semble mal engagé.

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       Nous enquillons les dernières lignes droites et entrons dans la région de Fès-Meknès avec en ligne de mire de gros nuages cotonneux et grisâtres qui s'amoncellent à l'horizon. Bien que nous ayons quitté le désert depuis longtemps, les plaines en conservent encore l'apparence. De part et d'autres du bitume et des cailloux de l'accotement, une terre sableuse, jaune pâle, coiffée çà et là de quelques patches de buissons crépus. À bonne distance, les reliefs s'apparentent essentiellement à des langues de roche émergeant du sol. Le relief de montagne est déjà bien derrière nous. Un drôle de mélange est parfois visible, par exemple lorsque nous roulons entre des sapins plantés dans le sable.
       Et un ciel qui se couvre et s'alourdit inéluctablement — au-dessus de l'interminable route que nous devons prendre et qui, malgré nos cent-dix kilomètres/heure constants, ne semble pas raccourcir. Ce qui prend l'apparence d'une course contre la pluie n'en est pas du tout une. Ça, là, au-dessus de nos têtes, ce n'est pas une simple menace, ce n'est que le début.
       Un arrêt éclair pour mettre en place les couvertures étanches sur le sac à dos et les sacoches de réservoir, retirer le téléphone du support, fermer les aérations, et nous prenons les premières gouttes de pluie en arrivant sur les pentes boisées.
       La route reste bien sèche, pour le moment, mais même comme ça, Boris sent l'arrière glisser ici et là. Il reste un peu de sculpture sur la bande du milieu, mais pas assez pour le rassurer. On ralentit un peu mais ça roule quand même bien. Je reconnais l'endroit, c'est là qu'à l'aller j'étais sorti de la neige et des nuages gris… Ce qui signifie que le col froid est encore à venir. Quand le paysage s'ouvre un peu, c'est n'est déjà plus qu'un vaste dégradé de gris au niveau du sol.
       La pluie arrive pour de vrai, et le froid avec. Je suis encore en gants d'été. Boris a un équipement pluie, mais par flemme ou pour une autre raison, il l'a laissé dans le top-case. On passe le col (du Zad, possiblement) et la pluie se calme. Le ciel commence à se découvrir, le bleu revient çà et là. Mais ce versant de l'Atlas est très progressif donc malgré les descentes qui nous offrent, en plus d'une vue étendue sur les plaines, l'illusion de bientôt retrouver le plancher des vaches, nous ne progressons en fait que lentement.
       Les kilomètres se décomptent un à un entre les collines, les plaines, les sapins, les bosses pelées ou à moitié couvertes d'herbe comme une barbe irrégulière. La route constitue le seul repère dans ces étendues où il n'y a rien. La météo dramatique renforce l'ambiance de haute montagne, alors même qu'on est plus bas que les plateaux qui ressemblaient à des déserts de sable… Le vent ne cesse pas, le froid continue de mordre, et on enchaîne, on persiste, les yeux rivés sur la séparation entre la terre et le ciel, comme si nous pouvions déjà apercevoir, au loin, notre destination. Ce qui compte, c'est de continuer à rouler, de traverser la montagne.

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       Lorsqu'on arrive dans les environs d'Azrou, le brouillard tombe. Le voile s’abat sur la route qui disparaît presque, comme pour nous empêcher justement de voir notre destination. Toutes les cinq secondes je passe le gant sur la visière mouchetée de pluie pour essayer de grappiller un peu de visibilité. La circulation se densifie un peu et on peut se caler derrière une voiture qui nous ouvre la voie. Warnings activés, niveau d'alerte au maximum, on poursuit prudemment mais plus lentement sous la pluie et dans le brouillard. Avec ses pneus, Boris ne se sent pas du tout rassuré. J'essaie de me repérer, de savoir si on est bientôt en bas.
       Après peut-être une heure de ce traitement, je reconnais Ifrane et ses toits pentus. On s'arrête à la première station pour un café, et simplement… s'arrêter. Tour des motos, des affaires, étirements… Ne pas laisser le froid s'installer, sinon il va durer jusqu'à la fin de la journée. Boris est trempé, sans surprise. Son pantalon de pluie aussi — parce que le top-case n'est visiblement pas étanche, de l'eau s'est infiltrée à l'intérieur. Difficile d'arrêter de trembler. Le café est plus une excuse pour s'arrêter qu'autre chose, car un expresso n'a pas vraiment d'effet dans ces conditions. Heureusement, nous avons passé le pire. Nous sommes bien plus bas et de mémoire, à partir de maintenant on redescend en douceur sur la plaine de Fès. Tant mieux, me dit Boris, car j'ai cru mourir là-haut. Il n'y avait pas vraiment de risque de sortir de la route et de tomber dans le vide, mais c'était quand même pas rassurant. Je glissais sans arrêt de l'arrière, me dit-il. Et ce n'est pas encore l'orage annoncé.

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       La suite s'avère en effet bien plus tranquille et rapidement la route redevient sèche. Vu l'heure, la météo, la fatigue et le temps de trajet restant jusqu'à Al Hoceïma — plus de cinq heures — on décide de faire étape plus tôt, à Taounate, histoire de dépasser au moins Fès. Fès, oui, non ? Boris compte la visiter, personnellement je m'en passe. Boris aurait pu y rester et moi continuer, mais j'ai le sentiment qu'après presque cinq mois de voyage en solo, dont les deux premiers sont vraiment difficiles, m'a-t-il confié, je pense qu'il apprécie un peu de compagnie. De mon côté, je ne suis pas contre affronter à deux la mélancolie du retour.
       Mais avant cela, il faut contourner Fès. C'est parti pour presque une heure de circulation infernale — à l'heure de pointe, bien entendu. Un fatigant parcours d'évitement dans le chaos de l'agglomération où parfois, après les insertions sauvages, les klaxons incessants, les scooters fous et l'inexistence du concept de voie de circulation, t'as juste envie de décoller du feu rouge et de monter à quatre-vingts pour mettre un peu de distance et aérer ton espace vital. Je regarde Boris, tout sourire dans son casque. Ce con adore rouler dans ces marécages…
       Après avoir vaincu le boss final de la journée, nous entamons le dernier segment, vallonné et anonyme, sous le ciel gris mais sage. La circulation est plus dense que dans le sud, et après la journée qu'on a eue, la patience s'effrite. On double un peu à tout va. Il y a aussi qu'à cause des nuages, la luminosité baisse vite malgré le ciel bleu qui refait son apparition, loin à l'horizon, et qui soulage le moral. Le trajet n'est vraiment plus qu'utilitaire, on reprend notre rythme de cent-dix, à l'affût des radars mobiles, simplement contents de nous diriger vers le ciel dégagé.
       Malgré tout, les vallons sont agréables et la route virole bien. La circulation continue de s’amincir. L'atmosphère de fin de jour prend cette saveur si délicate lorsqu'on approche d'une lointaine destination et que ce n'est plus la journée, et pas tout à fait le soir encore, que le soleil a éteint les projecteurs mais que les néons des enseignes et des stations-services ne sont pas encore allumés. Cet instant de transition, rare, qu'on rate si aisément. On traverse ainsi la campagne en survolant la route, bondissant sur ses défauts, ne ralentissant qu'à peine avant de doubler ; et nous arrivons aux abords de Taounate, au pied du Rif.

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       Au bout de plusieurs kilomètres de piste de travaux, je nous arrête à une station pour chercher l'hébergement. On trouve un hôtel juste à l'entrée de la ville, à huit-cents mètres, parfait. On y est presque. Les lampadaires sont allumés. Le soir commence enfin à tomber.
       L'hôtel est situé dans une petite rue défoncée. J'arrive à hauteur du parvis, avec d'un côté l'hôtel, de l'autre une fontaine et quelques tables de café. Je réfléchis à comment nous garer lorsque le réceptionniste sort du lobby et me fait signe de monter sur le parvis pour garer les motos devant l'hôtel. Réactif, me dis-je. Je monte la petite rampe en ciment, négocie une marche sur le parvis et coupe enfin le contact de la moto, posée pile devant le lobby de l'hôtel. Un peu hésitant, Boris suit la voie et s'insère juste à côté.
       Journée.
       Finie.

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ZeDab
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Re: Marc o' Maroc 2024

Message par ZeDab »

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Flan
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Re: Marc o' Maroc 2024

Message par Flan »

Toujours aussi bien 👍
Excuse me but I have to explode....
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Qohen
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Jour 18 | TAOUNATE À AL OUED

Message par Qohen »

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       Le ciel est gris et l'air humide lorsque nous sortons du lobby pour charger les motos. Je passe un coup de chiffon sur la selle et les commandes puis le tends à Boris. Il a plu cette nuit. Le réceptionniste, immobile sur le pas de la porte, nous observant faire, confirme que l'orage approche. Nous allons tenter d'arriver à Al Hoceïma, où j'ai repéré un super logement pour nous terrer en attendant que ça passe. Avec le peu de route qu'il reste, ça ne devrait pas — deux heures et demi pour faire cent-vingt bornes ?!
       Évidemment, on traverse le Rif. Taounate se trouve au pied de la chaîne de montagnes et sitôt qu'on entre dans la ville, la route grimpe. Après avoir délicatement manœuvré les motos hors de la terrasse lisse et mouillée, on traverse le centre-ville en pente viroleuse. Pas le temps de niaiser. Le ciel se dégage, ce qui nous rassure et nous remotive un peu. J'ai envie d'abattre du kilomètre pour ne pas trop penser au fait que nous revenons dans le nord. Je m’imagine déjà flânant au bord de la mer parmi les rues blanches d'Al Hoceïma.
       Mes premières impressions, lors de mon arrivée au Maroc, reviennent. La crasse qui imprègne certains quartiers ou villages me rappelle les campagnes boueuses jonchées de détritus et de carcasses mécaniques que l'on voit parfois chez nous. La « belle campagne » est rare — mais on en a quand même aperçu quelques exemples. Les habitations s'étalent en dégradés autour de la ville au point qu'on ne sait plus où s'arrête celle-ci et où commence la suivante. Un peu comme au Kosovo, on construit apparemment de manière éparse, là où il y a un peu de place, sans souci de plan urbain. Depuis la route, les maisons et bâtiments divers couvrent les vallées comme des champignons, par petits groupes disséminés. Certains commerces ou industries s'implantent dans des endroits qui n'ont apparemment aucun sens. Le nord, globalement, semble plus dynamique mais aussi dispersé.
       Les reliefs attaquent immédiatement. Le Rif a son style, fait d'innombrables cônes de verdure entassés et fondus les uns dans les autres. Sur leurs pentes, des villages entiers en étages, isolés par les cônes qui les encerclent. Parfois, une mosquée se dresse, immaculée, au milieu de cultures sur une pente, sans la moindre habitation alentour.

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       Il nous faut un moment avant de sortir des tentacules urbaines et d'entamer la portion moins circulée de la route. Nous prenons peu à peu de l'altitude, mais il y a tant de verdure autour de nous que l'effet est moins radical que dans l'Atlas. À l'exception de la roche qui apparaît çà et là lorsque la route flirte avec une pente raide, tout le paysage est une palette de verts, depuis l'herbe au-delà de l'accotement jusqu’aux arbres feuillus et aux sommets lointains. À l'horizon de la montagne, des nuages bas et gris couvent les sommets et les masquent à la vue. Juste au-dessus, le soleil brille d'une clarté matinale. On le surveille du coin de l'œil, car on n'oublie pas qu'à tout moment il peut disparaître derrière une masse orageuse.
       La route serpente entre les collines et les pointes nervurées. Il n'y a quasiment plus que nous. Le bitume est usé, encore mouillé par endroits ; à chaque pause, Boris m'informe qu'il perd régulièrement l'arrière pendant une courte seconde. Malgré les conditions qui donnent envie d'envoyer un peu, on reste donc prudents…
Plus on s'enfonce dans le massif, plus les reliefs deviennent abrupts, offrant à notre contemplation, depuis la route, des vallées profondes. Çà et là, un village perché à flanc de quasi-falaise, étalé presque verticalement. Boris, qui a aussi voyagé en Amérique du Sud, me dit que ce paysage est presque identique aux Andes.

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       Ce qui change aussi, au fil de notre traversée, c'est le ciel qui s'encombre inéluctablement. Les nuages s'amoncellent, se fondent les uns dans les autres, s'agglutinent en une couverture de plus en plus opaque. La végétation varie également, avec la présence de plus en plus forte des sapins. Progressivement, je vois moins de pics lorsque je monte — derrière la glissière de sécurité, seulement le ciel.
       Enfin, à l'approche du col, la route monte jusque dans les nuages lascifs qui flottent lentement çà et là. Quelques flaques subsistent sur le bitume et l'endroit sent bon le pétrichor. Sur le côté, un petit talus au lieu de la pente menaçante — de l'autre, le vide. Derrière les voiles vaporeux des nuages, un grand ciel bleu d'altitude. Je ralentis pour profiter de cette atmosphère rare, presque mystique. Grand virage à gauche, puis à droite, bordés de conifères diffus dans la légère brume. Une vraie ambiance à la Twin Peaks. Juste un petit moment de magie avant que les nuages ne finissent de se lever et qu'on approche de la redescente. Au niveau du col, l'habituelle antenne relais, accolée à… un terrain de foot grillagé.

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       La descente nous fait retrouver une route sèche qui nous mène à travers quelques poches de brume qui s'évaporent. Au loin, en arrière-plan, nous voyons la brume s'élever en colonnes pour se reformer en nuages. Depuis certains virages même, la vallée apparaît noyée sous les nuages, et nous ne voyons plus, en dehors de la route, qu'une mer blanche surmontée d'un ciel bleu et d'un grand soleil. La lumière si particulière de ces moments a quelque chose d'automnal et de légèrement mélancolique, comme un sourire après les larmes. J'ai le sentiment d'avoir percé une sorte de plafond pour sortir du Monde, l'espace d'un instant, et que ce petit recoin de paradis apaisé est déjà en train de partir en fumée.
       Quand nous sortons de ces nuages, c'est pour en voir d'autres, en masse, effleurer délicatement d'autres sommets et d'autres cols de l'autre côté de la vallée en contrebas. Au fil d'interminables virages, d'innombrables vallées s'évasent en contrebas de la route et offrent des vues plongeantes et lointaines. Parfois, sans prévenir, un sommet enneigé surgit au-dessus des autres, et un peu plus loin, la roche orangée est visible comme une cicatrice entre le bitume et les arbres. Le décor prend alors un faux air espagnol. C'est même un rocher qui se trouve ici coupé en deux pour faire passer la route.
       Je me réjouis de retrouver la roche un peu plus présente, car malgré tout, ces paysages trop verts me parlent moins ; en tous cas pendant ce voyage. À mesure qu'on progresse vers le nord et la côte, les montagnes sont plus sèches. Par endroits, on peut voir le dessin des plis géologiques, comme dans l'Atlas. C'est aussi l'occasion de reprendre du rythme, maintenant que le bitume est sec et que les courbes s'élargissent. Il reste les raccords, les trous, les bosses, mais moi j'aime ça. On trace sur la dernière portion à travers une campagne moins pentue, plus vallonnée et aux couleurs plus chaudes, jusqu'à trouver un petit restau sympa pour une pause déjeuner. Parce qu'en fait, on s'était dit qu'on prendrait le petit-déjeuner sur la route, et on ne s'est même pas arrêtés, et de toute façon il n’y avait nul endroit pour.

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       On se gare devant un tout petit établissement sur la grand' rue de Bni Hadifa. Boris va commander — quelque chose avec des légumes, de la salade, des frites — et on s'affale en terrasse (enfin, en trottoir). Après le froid des montagnes, et en prévision de la drache, on se prélasse au soleil. Quelques gamins timides nous calculent du coin de l'œil, à quelques mètres. Les effluves de cuisson se déversent dans nos narines. Finalement, ça ne va pas mal ; mais je crois que c'est surtout grâce au soleil. Le thé aussi fait un bien fou. On se dit quand même que le nord, c'est différent. J'ai l'impression qu'il y a deux Maroc — d'ailleurs, d'un point de vue culturel, il y a grosso modo deux peuplades, les Arabes au nord, les Berbères au sud. Je me dis que je suis peut-être passé à côté de ce Maroc du nord, qu'il faudrait que j'y reste un peu plus longtemps, sans rouler. Mouais. C'est bien, mais encore une fois, moins d'accointance. Et surtout, il me rappelle trop l’hiver !
       Je vérifie la localisation de l'hébergement. Je ne le trouve plus sur la carte d'Al Hoceïma. Curieux. Je fouille autour et comprends qu'en réalité, il est à Oued Laou, à presque deux-cens kilomètres d'Al Hoceïma ! J'ai pas dû faire attention au niveau de zoom sur la carte la première fois. Bon. Je refais un tour rapide d'Al Hoceïma, mais rien n'est vraiment soit prometteur, soit bon marché, soit au calme et sûr pour les motos (donc pas dans le centre) ; et encore moins les trois à la fois. Merde. La ville en elle-même, d'après ce que je lis dans le Michelin, n'a rien de dingue, et ce qui m'importe avant tout, c'est d'être dans un endroit confortable et si possible près de la mer. Donc personnellement, ça ne me pose pas de souci d'aller à Oued Laou. Ça nous fera prendre la route de côte que j'avais prévu de faire après l'orage. Boris n'a pas non plus de plan définitif, donc ça lui va de me suivre sur ce coup. La journée sera plus longue que prévu… C'est trois heures pour arriver à Oued Laou ; mais regarde, appartement, cuisine, petite terrasse, vue/bord de mer, chouette chouette. On se lève avec l'énergie de la digestion et on rempile pour trois heures et des centaines de virages supplémentaires.

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       Depuis Bni Hadifa, la route continue de descendre lentement jusqu'à la côte. Les reliefs se font plus espacés et l'horizon se creuse plus souvent pour laisser voir très loin — quand la route n'est pas bordée des roches qui ont été percées pour son aménagement. Les teintes rouille et terracotta redeviennent communes et je retrouve un peu plus d'entrain. La végétation devient plus sèche, plus dispersée à son tour. Puis les reliefs s'arrondissent en collines et retrouvent un aspect pelé et strié de couches géologiques dégradées. Quelques lignes droites donnent envie d'essorer un peu la poignée, mais les radars mobiles sont omniprésents…
       Le vrai petit moment de joie survient lorsqu'enfin, au détour d'une courbe, entre deux pentes, on aperçoit brièvement la mer. Rien à voir avec l'Atlantique : une mer d'un bleu vif et intense, nettement découpée sur le fond du ciel. On y est, me dis-je, la traversée est presque finie. Peut-être que je ne suis bien qu'au bord de la mer, qu'elle soit d'eau ou de sable. La descente prend encore un bon moment. Virages, épingles et rampes se succèdent dans ce qui semble être un atterrissage interminable (la descente est presque parallèle à la côte), partagé entre la vue réjouissante de la mer bleu entre les collines camel et les innombrables détritus qui jonchent la route. Parfois, les maigres arbustes sont si couverts de déchets de toutes les couleurs que je me suis réellement demandé si c'était là une « œuvre d'art » ou une « revalorisation » quelconque. J'en fait la remarque à Boris qui me répond que non, c'est juste qu'il y a tellement de saletés que la végétation famélique en est couverte comme des sapins de Noël.

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       Nous atteignons enfin la mer dans la commune d'El Jebeha, quasiment à mi-chemin d'Oued Laou. L'atmosphère côtière du village m'interpelle aussitôt, comme un répit après la campagne terrienne moins flatteuse. Les maisons blanches soulignées de pavés bariolés, les touches de bleu, les palmiers… Et une désertion presque absolue. La quasi-totalité de l'activité urbaine que nous voyons se concentre sur la rue qui fait face à la mer. Nous apercevons même deux GSA (propres comme neuves, bien sûr) garées devant un café. On s'arrête juste à la sortie pour quelques photos. Le café, on le prendra sur une terrasse réellement en bord de mer, ou dans un café sur la route de côte, croyons-nous naïvement.
       En termes de tranquillité, on aurait pu s'arrêter là pour passer l'orage. Au vu de la topologie, il avait certainement de quoi crapahuter et explorer, un phare, un chemin de crête, que sais-je. Je ne sais pas pourquoi j'avais une telle pression de continuer. C'était Al Hoceïma, Oued Laou, ou rien. On se crée des contraintes, parfois… Je suppose que j'étais trop concentré sur ce que cet orage me rappelait — les frustrations, le ciel qui me tombe sur la tête, la blague cosmique — pour le voir dans ce qu'il était vraiment, juste une journée de flotte. No big deal. Je me faisais ainsi un objectif de mission d'atteindre Oued Laou, qui n'était même pas la destination de départ, qui elle-même avait été décidée un peu par défaut au dernier moment. Peut-être que Boris aurait dû mettre le holà ; bien qu'il n'eût rien planifié dans cette partie du pays, je n'étais pas du tout désigné comme le navigateur du binôme.
       On aurait d'ailleurs pu faire un détour par le nord-est, histoire de rester dans le plus-ou-moins-désert sans revenir sur nos pas. Je ne me rendais peut-être pas tout à fait compte que partir du sud m'avait fait basculer dans une logique de rentrer au plus vite, puisque le plus chouette était terminé. Irais-je jusqu'à dire que j'étais mû par une sorte d'impératif de fuir, pour ne pas laisser monter en surface l'admission inévitable que ce voyage ne se finissait pas comme je l'avais souhaité ? Maintenir un rythme soutenu pour éviter de se rendre compte que c'est déjà la fin, et que je repars comme je suis arrivé, et que rien d'incroyable ne s'est passé. En bref, ce serait peut-être un moyen de ne pas admettre que sur certains points, mon voyage m'a déçu — non, soyons plus précis : ne pas admettre que je me suis formé quelques vagues attentes qui ne pouvaient qu'être déçues. Malgré tous les kilomètres parcourus, sur le plan personnel, je n'ai pas avancé d'un millimètre.

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       La route suit la côte au plus près. Elle peut difficilement faire autrement car les derniers reliefs du Rif plongent directement dans la mer, et ce, sur les cent prochains kilomètres. Quelques aplats enserrés entre deux doigts de roche sont investis par des habitations trépignant derrière une maigre plage, mais pour l'essentiel ce ne sont que des pentes raides et noires qui s'enfoncent abruptement dans l'eau. La route alterne sections lentes et rapides, montées et descentes, toujours étroitement collée à la roche. Mais elle est aussi en cours de réfection, et il n'y aucun dégagement aménagé pour admirer la vue. Quelques espaces de terre et de cailloux, sans doute prévus pour accueillir quelques places et tables de pique-nique, sont présents, mais souvent le talus est trop haut, bas ou raide pour y accéder. Difficile donc de s'arrêter pour des photos.
       On enchaîne les courbes et la mer ressurgit devant nous encore et encore, bleue et accueillante à l'opposé de la roche sombre et nue et aride. Bien sûr, il n'y a aucun endroit, pas de café, pas de restaurant, absolument rien où s'arrêter pour une pause. On n'a pas fait beaucoup de kilomètres depuis ce matin car ce n'était quasiment que du virage dangereux, et la journée commence déjà à tirer un peu. On continue, on avance, on progresse, sous un beau ciel et sur une belle route, mais de plus en plus l'automatisme prend le relais et le décor tend à se confondre. Ce qui nous interpelle un peu, ce sont les quelques locaux qui viennent cueillir des racines sur la pente au bord de la route, ou des petites vieilles qui nous font signe de nous arrêter pour acheter des herbes ou que sais-je. L'une d'entre elles s'avance tellement que je dois faire un écart pour l'éviter. Au-delà de ça, une forme de torpeur s'installe où la familiarité du paysage finit immanquablement par laisser placer au désir d'arriver à destination.
       Le contraste ne lasse pas, en revanche, entre les bleus chaleureux du ciel et de la mer et l'aspect sec, rocailleux, inhospitalier des reliefs. La route fluide troue par endroits avec la netteté d'un rasoir ces pentes aux allures de carrière. En guise de respiration au sein de ce combat entre la route et la montagne, une vue plongeante sur une rare commune balnéaire, comprimée par les coulées de roche et bloquée par la mer.

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       À hauteur de Bni Bouzra, la route s'écarte du littoral pour contourner une grande plaine fertile en forme de delta. À l'opposé, les habitations s'entassent en un amas de plus en plus fin en suivant l'amont de l'oued qui s'écoule de la montagne. En dépit de l'isolement encore solide de cette région filaire le long de la côte, la circulation est constante bien que modérée. Passée l'embouchure de l'oued, la route retrouve la côte. Les kilomètres deviennent longs.
       Enfin Oued Laou apparaît à l'horizon. Manifestement, Oued Laou est une de ces villes balnéaires qui meurt quasi complètement en hors saison. Au début, ça me plaît, car c'est la garantie d'être au calme. Nous longeons la ville par le haut, sur la nationale, pour redescendre dessus à l'extrémité nord, où se trouve notre hébergement. Nous jouissons ainsi d'une vue plongeante sur le front de mer et je me frotte les mains d'avance. On sera bien, me dis-je.
       Nous arrivons en bas, dans des rues désertes, et nous parcourons à basse vitesse la rue qui longe l'avenue du bord de mer. Pas un chat. J'aperçois l'enseigne, je m'engouffre sur l'allée de graviers, sous les branches des pergolas, pour me garer sur une place délimitée par une ligne de cailloux blancs. Devant nous, les appartements étagés en escalier, en blanc et bleu, les terrasses individuelles précédant les volets des appartements, et tous ces derniers reliés par un grand escalier adjacent coiffé de branches feuillues. Chaque terrasse surplombe le toit de tuiles de l'appartement du dessous. L'ensemble, en pierre peinte et aux angles arrondis, a un charme presque grec.
       Un charme que rompt radicalement la dégaine du mec qui gère l'établissement. Démarche molle, survêtement un peu sale, claquettes ; pas méchant, mais pas franchement séduisant. Je m'enquiers de l'appartement vu sur Booking. Il est disponible, mais on m'en demande plus que le prix Booking. Rebelote… Le type nous montre l'appartement, qui correspond à peu près à l'annonce, et appelle le patron. Il me le passe sans prévenir, pour négocier le prix. OK, par contre l'annonce stipule deux salle de bains, je n'en vois qu'une. Cinq minutes plus tard, on se met d'accord sur le prix Booking. On monte avec le réceptionniste, qui apporte la literie et allume le gaz. Une forte odeur de gaz emplit rapidement l'appartement. Pendant ce temps, je remarque qu'il n'y a aucun répétiteur Wi-Fi, et aucun réseau. Le réceptionniste m'assure que si, si, il y a du Wi-Fi… en bas, autour de la réception. D'accord, c'est donc ça, la « Connexion Wi-Fi gratuite », c'est celle de l'ordinateur de la réception, quoi. Dans une tentative d'alléger l'atmosphère, le réceptionniste me dit en souriant qu'on peut s'installer en bas pour travailler ; en bas, sur la terrasse au rez-de-chaussée, qui n'est pas couverte et qui me serait donc inutile pendant l'orage !
       J'étais un peu agacé. Probablement aussi pour d'autres raisons que le Wi-Fi. Mais je me suis un peu crispé là-dessus, soulignant que si je dois passer deux ou trois jours sur place, il me faut Internet. Je m'agaçais moi-même en disant cela, car c'était aux antipodes du projet que j'avais en tête avant de partir. J'avais plutôt dans l'idée de me détacher de tout cela, au contraire, de me mettre offline ; au lieu de ça, je donne des nouvelles quotidiennement et je tique sur le Wi-Fi… Je n'aimais pas cette image de moi-même et pourtant je n'en démordais pas. C'était peut-être en partie aussi une excuse pour aller ailleurs, mais pour quelle raison ?…
       Par contre, plus inquiétant était le fait qu'après dix minutes, malgré la porte et les fenêtres ouvertes, l'odeur de gaz ne s'en allait pas. À ce moment-là nous n'avions pas sorti les affaires des motos car nous n'étions pas sûrs de l'endroit. Nous avions déjà prévenu le mec, qui, pendant qu'on attendait qu'il remonte avec une solution, était en fait en train de regarder le foot sur son portable, en bas sur la terrasse. Je finis par en avoir mon compte, et lui dis qu'on ne va pas rester. Merci de rayer les fiches de police et de supprimer les photos de nos passeports. Autre possibilité d'hébergement à cent-cinquante mètres.

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       Il faut bien voir que ces villes sont vraiment dormantes pendant l'inter-saison et que seuls quelques rares établissements sont plus ou moins ouverts, dans le sens où il y a quelqu'un sur place qui surveille ou fait la maintenance ou autre. On se rend à l'autre établissement, un hôtel en bonne et due forme, qui a l'air encore plus désert que l’établissement précédent. Un homme qui jardine vaguement dans les fourrés au pied de l'hôtel nous aperçoit et je viens lui demander si l'hôtel est ouvert. Comme l'homme parle davantage espagnol que français, comme souvent au nord du Maroc, c'est Boris qui se charge de la conversation. L'homme appelle le patron, qui sera là dans une vingtaine de minutes. Alors on attend, en compagnie d'un chat bien curieux qui grimpe sur les motos.
       En bavardant avec l'homme, Boris apprend qu'en fait, tous ces établissements laissent les annonces en ligne pendant l'inter-saison car ils savent que personne ne réservera sur ces dates. Voilà, c'est juste de la flemme. Ça explique pourquoi je vois plein d'annonces d’hébergements disponibles mais pas le moindre signe d'activité. Bref. Le patron arrive, Boris et le type vont le rejoindre à cinquante mètres. Cinq minutes plus tard, ils reviennent. Alors en fait, me dit Boris, ce n'est pas dans l'hôtel de l'annonce, c'est un autre bâtiment, et ce n'est pas exactement l'appartement de l'annonce, c'est plus petit et moins équipé, y a évidemment ni petit-déj, ni piscine, ni rien, pas de Wi-Fi, et le prix c'est le même. Je laisse échapper un gloussement amer et je me remets debout pour partir. Service minimum et prix standard, tout à fait.
       Nouvelle recherche, nouvelle option, hôtel un peu haut dans la ville. Le parking est occupé, c'est bon signe, mais sitôt que je descends de la meule, un petit vieux sort par une porte et me fait signe que c'est fermé.
       Nouvelle recherche, nouvelle option, studio indépendant chez l'habitant, aux limites de la commune. Les photos sont engageantes et les avis positifs. Pourquoi pas. On monte progressivement dans les quartiers populaires, bien au-delà de la zone hôtelière du front de mer. Nous sommes comme deux ovnis à cette date et les têtes se tournent sur notre passage au fil des rues cabossées et sales. Nous arrivons à l'endroit, une sorte de jardin-potager allongé qui part de la rue et se termine devant une maison, trente mètres plus loin, cachée par les haies. Pendant que le proprio arrive au portail, des gamins curieux viennent regarder les motos. Je vais voir le studio. Malheureusement c'est petit, sombre, rudimentaire, et bien entendu pas de Wi-Fi. Ça m'aurait convenu en temps normal, mais là encore, pour deux jours dont un, sûr, à passer à l'intérieur, je veux plus de confort. Je n'ai pas envie de repasser trente-six heures comme à Azrou. Et la présence de Boris est à double tranchant (et réciproquement, bien sûr) : d'un côté ça permet de passer le temps en papotant, d'un autre ça enlève la tranquillité et l'intimité de la solitude. Et enfin, il faut aussi prendre le budget en compte : avec six mois de voyage, celui de Boris est plus serré que le mien.
       Bref, pas convaincu, j'avise Boris, qui papotait avec les jeunes, et nous repartons. Je propose de laisser tomber cet endroit et de viser Chefchaouen, et de voir si l'on trouve quelque chose sur la route. Chefchaouen est la prochaine visite car Boris n'y est pas encore allé et c'est l'étape la plus proche. Je retrouve le nom de l'auberge de ma première nuit, en me disant que si on ne trouve rien, je sais qu'au moins eux sont ouverts.
Oui, ça sent très fort le retour au point de départ.

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       Voyant le jour commencer à décliner, on repart tambour battant pour un peu plus d'une heure de route, de retour dans les montagnes. Le tracé est plutôt rapide, mais la circulation nous frustre. Comme dans un dessin animé, c'est à croire que tout le monde s'est donné le mot pour nous ralentir : camion, tracteur, camping-car, chevaux sur la route, on a tout. On dépasse plus franchement, on attend moins. On augmente progressivement le rythme car les nuages assombrissent d'autant plus vite le ciel. Quand la circulation s'éclaircit, on vole sur la route et ça fait du bien de mettre un peu de gaz. À n'en pas douter, on expulse ainsi une partie de la frustration de la journée. Les défauts du bitume deviennent le plus fun, on survole les affaissement, on rebondit sur les bosses, on pousse un peu les pneus dans les courbes à haute vitesse.
       Soudain, sans prévenir, des gorges surgissent autour de nous. Il reste trop peu de lumière pour filmer (et ma GoPro a bugué toute la journée, ce que je ne verrai qu'après mon retour) et on a encore des kilomètres à faire, donc on ne s'arrête pas, mais c'était à la fois surprenant et réjouissant. La roche rouille foncé s'élevant à pic de part et d'autre de la route, avec l'oued Laou (le cours d’eau, pas la commune) en contrebas et depuis le pont, qui donne droit sur une installation hydroélectrique, on peut voir distinctement une cascade en arrière-plan. Un singe traverse la route et nous regarde passer. Ce genre de petite sucrerie nous ravive l'humeur.

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       Deux virages en épingle plus loin, je tombe sur deux auberges à une intersection. Je m'arrête derechef et interroge Boris. OK, allons voir. Celle-ci semble fermée mais l'autre non, y a des gens partout. On tente notre chance. Quatre-cent-cinquante dirhams pour une nuit, et prix dégressif si on reste une ou deux nuits de plus. Bon, pas le moins cher, mais l'endroit est franchement plus confortable, à première vue, que ce qu'on a vu jusque-là. Prenons une nuit, et on verra pour demain. Finalement, on n'aura pas le bord de mer, mais les montagnes !
       On gare les motos et le voiturier prend nos sacoches super lourdes. Je n'ai pas l'habitude de ça et ça me gêne, mais pas moyen de lui reprendre nos affaires, même s'il ploie sous le poids. L'auberge se dresse sur un petit replat à mi-hauteur de crevasse que dessine la montagne en bifurquant du lit de l'oued. La route qui la borde mène au hameau voisin de Al Oued (nom très inspiré) et plus loin à Akchour. L'animation du hameau déborde un peu jusqu'ici. Il y a de la clientèle à l'auberge, mais c'est assez calme. À l'intérieur, beaucoup de bois, des couleurs chaleureuses, et un petit aspect qui évoque le médiéval, avec des pavés, des ogives et des sortes de vitraux.
       La chambre, qui n'est pas très grande, est néanmoins équipée d'un petit salon marocain et de deux sous-chambres. On tire celles-ci à pierre-ciseaux-papier, et je perds : je prends donc la chambre des gamins avec ses deux lits superposés. La terrasse donne sur la falaise qui fait directement face à l'auberge, de l'autre côté de la crevasse : une sorte de petit El Capitan, célèbre façade du parc de Yosemite aux États-Unis. Mais nous le verrons mieux demain car il fait désormais presque noir. Après une douche brûlante, nous faisons monter un thé pour accompagner un peu de tabac, puis nous descendons pour le dîner. La fatigue de cette journée, je crois, autorise de se faire un peu plaisir, finalement.

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